• Destins croisés

     

                Assis dans son trône, le Dieu Odin buvait à sa corne à vin. Son œil unique était rivé vers un point que lui seul voyait alors que les deux loups à ses pieds, l’un blanc et l’autre noir, entouraient un garçon. Ils avaient beau être plus grand que cet adolescent à peine sorti de l’enfance ils mangeaient sagement la pitance qu’il leur présentait depuis un immense saladier de bois.

    - Nous allons recevoir de la visite, informa l’homme.

                Il se leva sans écraser la jeune personne et se dirigea vers la porte.

    - Thierry ! ordonna-t-il.

    - Oui.

                Il se leva et posa le panier entre les deux canidés qui se jetèrent immédiatement dessus. L’adolescent trottina pour rejoindre le Dieu.

    - Nous recevons une très grande dame, annonça-t-il.

                Thierry observa rapidement l’homme qui était effroyablement grand et puissant. Il mesurait près de deux mètres et n’était que muscle, difficilement tenus dans des vêtements bleus surmontés d’une armure en cuir. Une hache et une épée reposaient à sa ceinture à côté de la corne à vin qu’il avait réinstallé.

    - Vous êtes parfait, Dieu des Dieux, assura-t-il.

    - Bien.

                Son œil unique et perçant se perdit sur l’enfant. Il portait une braie un peu grande et était toujours vêtu d’une écharpe blanche et de mitaines noires mais il était présentable. De plus, même si ses bras étaient malingres, et que ses taches de rousseur trahissaient sa jeunesse, il y portait des hématomes. Triste constatation mais valeur plus que sûre ici, au Walhalla.

    - Libère le passage, ordonna l’homme.

    - Oui, Dieu des Dieux !

                Il courut vers la porte, dont l’encadrement était fait de lances, et entreprit de déblayer l’ouverture. Elle était bouchée par un amoncellement plus que conséquent de vivres en tout genre : volailles rôties, porc ou bœuf séché, fruits et légumes divers et variés, vins et eau mais aussi un peu de fromages ou quelques pâtisseries qui embaumaient l’entrée. Il n’était pas habitué à cette tâche, ne prenant usuellement que de petites quantités à la fois pour nourrir les deux loups.

                Il réussit toutefois à libérer un passage qui était bordé par une montagne de nourriture. L’adolescent s’assura qu’elle ne risquait pas de s’effondrer puis se hâta de revenir au côté d’Odin qui n’avait pas bougé et observait l’entrée sans un mot, les doigts serrés sur le manche de sa hache.

                Thierry se mit aussi droit que possible, tentant d’avoir l’air aussi fier et imposant que son Maître mais il savait pertinemment qu’il n’en était rien. Ça revenait à comparer une brindille avec un mur…

                Derrière eux, les loups se disputaient, probablement pour un dernier morceau de viande, et se grognaient dessus. Même s’il était habitué à ce bruit de fond, n’entendre que ça perturba le garçon. Sans doute à cause du sérieux du Dieu…

    - Le moment arrive.

                Il venait de finir ce mot qu’une jeune fille apparut. Elle ne devait pas avoir plus de dix ans et sa robe verte flottait joyeusement autour d’elle tandis qu’elle courrait. Ses cheveux d’ambres retombaient doucement sur son corps alors qu’elle affichait un sourire radieux.

                Thierry ne pouvait que battre des paupières en observant cette incongrue demoiselle.

                Il n’avait encore jamais vu Odin faire la moindre courbette de cinq cent années de services, même lorsqu’il s’adressait à Freyja Maîtresse du Fólkvangr et autre puissante entité d’Asgard… Et pourtant, là, il agissait avec une enfant comme si elle était le Messie elle-même.

    - Dia duit !

    - Bonjour, oui. Sommes-nous déjà le moment de l’affrontement sur vos terres ?

    - Oui. Contre qui nous battrons nous cette fois-ci ? demanda la jeune fille.

                Odin tourna la tête vers Thierry qui écarquilla les yeux et se retint de faire un pas de côté. Il n’y pensait pas… si ?

    - Ce sera lui, dit Odin en posant sa main dans les cheveux châtains ternes de l’adolescent.

                Si… Il y pensait.

                Un affrontement ? Il aidait régulièrement un ami guerrier, Simen, à se préparer et n’était même pas capable de porter ses armes… Tout ce qu’il était bon à faire c’était préparer les éléments les moins important du repas, récurer le palais et nourrir les animaux. On ne pouvait pas attendre de lui qu’il se batte contre qui que ce soit.

    - Qui est-ce ?

    - C’est mon thrall, Thierry Evrard.

                Le garçon s’inclina, nerveux.

    - Il a soigné Munin de son vivant et je l’ai récupéré lorsqu’il est mort un soir de Noël.

    - Mort un soir de Noël ? C’est amusant ! Notre champion est né à Noël ! Ils étaient faits pour s’affronter ! sautilla-t-elle. Il vous reste une heure pour vous préparer, ça ira ? demanda-t-elle joyeusement.

    - Ça ira. Les règles sont inchangées ?

    - Inchangées, certifia la jeune fille. Slán, souffla-t-elle d’une voix enchanteresse.

                Elle attrapa les pans de sa robe et fit une référence en souriant. Elle s’en retourna et virevolta. Le tissu dansa autour d’elle et libéra des pétales et des plumes. Plus elle tournoyait, plus il y en avait. Et il y en eut tant qu’ils la recouvrirent. Lorsqu’ils retombèrent, il n’y avait plus rien.

    - Qu… Qui était-ce ? murmura Thierry.

    - La jeunesse de Dânaan Déesse-Mère. Elle gouverne Mag Mor, les terres celtiques et elle a l’arrogance de vouloir régulièrement m’affronter parce que, jadis, à présent ou dans le futur nous régnerons en partie sur des régions qui lui appartiennent.

                L’homme repartit vers son trône et le garçon trottina derrière lui. Il comprenait bien « jadis, à présent ou dans le futur » puisque le Walhalla était hors du temps et qu’un simple tour de magie pouvait permettre de voyager de l’antiquité à l’an six mille. Mais il comprenait mal cette histoire d’affrontement. Toutes les terres avaient un jour ou l’autre appartenu à un autre Dieu. S’ils devaient se battre contre toute entité ayant un jour frôlé leur culture, ça ne cesserait jamais !

                Et puis c’était la première fois qu’il en avait entendu en cinq cent ans… Pourtant, il était presque toujours avec Odin. Même avec tout le labeur qu’il devait effectuer ci et là pour qui avait besoin d’un peu d’aide…

    - Mag Mor est également hors du temps, expliqua le Dieu, voyant le trouble de Thierry. Eux aussi, vivent dans un Royaume où les morts sont leur seule source de discussion. Le temps s’écoule plus vite chez eux mais c’est toujours le printemps.

    - Alors que chez nous, la même journée se répète inlassablement mais nous jouons de temps en temps avec les saisons pour changer, s’’amusa Thierry.

    - Exactement. De ce fait, je la laisse venir me chercher quand elle estime qu’il s’est passé assez de temps.

    - D’accord…

                Le garçon ramassa le panier et caressa les loups.

    - Et pour cet affrontement, dites-moi…

    - Ah oui. Voilà comment ça va se passer…

     

     

    - Es-tu prêt ?

                La vieillarde venait de répéter cette question pour la septième fois en moins d’une minute s’il avait bien compté. Elle devait forcément le chercher à ce niveau-là.

    - Je ne suis pas encore prêt, je te le dirai quand je le serai, la vioque.

                Il lui dressa son majeur puis s’accroupit pour caresser un Setter irlandais de couleur noir aux yeux d’étain. La petite bête agita joyeusement la queue.

    - Nous te faisons confiance… Devoir te faire confiance à toi. La dernière fois, tu t’es révélé d’une inutilité aberrante ! cracha-t-elle.

    - Oui, oui, répondit-il.

    - Es-tu prêt, Nollaig O’Ceallaigh ?

                Le dénommé Nollaig se retint d’être énervé en tournant la tête vers une femme aux cheveux d’ambre qui s’avançait. Toute la Noblesse qui l’entourait astreignait le jeune homme au calme. Ça et le fait qu’il n’avait pas d’animosité pour elle à l’inverse de la vieillarde.

    - Presque.

                Il renifla et se tourna lorsqu’il perçut une odeur qu’il connaissait bien. C’est alors que, dans sa chevelure brune, deux petites oreilles animales remuèrent puis il courut vers la jeune Dânaan. Celle-ci tendit les bras vers lui et sourit lorsqu’elle fut soulevée dans les airs. Le chien trottina autour des jambes du jeune homme en poussant des aboiements. Elle essayait quelquefois d’attraper la queue d’animale touffue qui allait de pair avec les oreilles.

    - Demande-lui, toi, quand est-ce qu’il sera enfin prêt, maugréa la vieille.

    - Notre invité devrait bientôt arriver. Nous devons l’accueillir dans le terrain que nous avons apprêté, pressa la femme.

    - Oui, oui.

                Nollaig porta sa main à sa ceinture où une flûte argentée aux arabesques bleues scintillait.

    - Avec ça et Pátraí, on dirait que tout va bien.

                Le Setter aboya joyeusement à l’évocation de son nom.

    - Allons sur le lieu de l’affrontement, ordonna la vieille.

                Elle fit signe à Nollaig qui posa à regret la jeune fille. Celle-ci courut vers les deux autres femmes et prit la main de chacune. C’est alors qu’elles se fondirent l’une dans l’autre, sublimant les traits de la femme qui grandissait un peu tandis que les couleurs de leurs robes se mélangeaient.

                C’est alors qu’elle claqua des doigts. Un carrosse apparut telle une voiture de conte de fée, harnachée à deux beaux chevaux puissants à la robe beige et des fleurs dans leurs crinières.

    - Allons-y, décréta-t-elle en rentrant dans le fiacre.

     

     

                Odin descendit de son cheval gris à huit pattes et observa le labyrinthe de ronces qui s’étendait. On voyait une haute esplanade avec quelques sièges qui surplombait le tout à plus de cent mètres de haut. D’instinct, Thierry tendit la main pour attraper les rênes mais le Dieu secoua la tête.

    - Viens.

                Il contourna l’enchevêtrement d’épines et partit vers les escaliers des tribunes. Il jeta un regard par-dessus son épaule, manquant de donner un coup de nez à Munin, et vérifia que les loups les suivaient. Hugin poussa un cri sur sa seconde épaule et l’homme le caressa en souriant.

                Ils grimpèrent les marches pour survenir devant tous les sièges. Les animaux étaient si nombreux et si imposant que le plancher menaçait de craquer sous leurs poids mais un mouvement de Dânaan renforça le bois et du lierre poussa, s’insinuant un peu partout, caressant les jambes du garçon et les pattes des bêtes.

    - Vous êtes venus avec de biens étranges invités, sourit-elle.

    - Déesse-mère, mes invités arriveront bientôt. Ils ont déjà hâtes de vous voir perdre.

                Elle éclata de rire pour toute réponse puis observa Thierry. Celui-ci s’inclina bien bas, sans un mot. Lorsqu’il se redressa, il reçut des rênes en main juste avant que le Dieu ne s’éloigne pour rejoindre des hommes et des femmes qu’il salua avec vigueur et respect.

                Le garçon resserra sa main sur les courroies alors que la Déesse s’avançait vers lui, un sourire sur ses lèvres rouges.

    - Je vous ai déjà en quelque sorte rencontré. Je suis Dânaan et vous avez eu l’occasion de voir mon moi jeune.

                Le temps passait donc si vite sur Mag Mor ? S’il n’était pas déjà mort, il s’inquiéterait de ne pas pouvoir repartir auprès de son Maître.

    - Re-bonjour.

    - Vous êtes prêt ?

    - Oui, Madame…

                Il eut un geste de recul lorsque d’autres personnes arrivèrent. Petit à petit, les places étaient prises par des femmes gracieuses et des hommes forts. Odin revint vers l’enfant et lui posa la main sur l’épaule. Seules trois chaises n’étaient pas utilisées. L’une reviendrait à la Déesse-Mère, l’autre au Dieu des Dieux… Mais la dernière.

                L’Asgardien remarqua également cette place vacante puisqu’il posa la question qui occupait l’esprit de son thrall.

    - Pour qui est ce siège ?

    - Votre fils.

    - Thor est…

                L’homme se figea et regarda la chaise d’apparat avec un rictus.

    - J’espère que vous ne comptez pas sur sa présence pour gagner.

    - Je ne suis pas aussi fourbe, répondit-elle.

                Elle leva la main et des petites fleurs s’envolèrent, flottant dans les airs et parfumant le vent.

                Un jeune homme grimpa de l’autre côté de l’estrade et s’avança. Thierry eut un frisson d’angoisse en voyant un chiot noir. Pourtant, il était au moins vingt fois plus petit que Freki avec qui il passait son temps.

                Il entendit des rires dans les Ases et Vanes alors qu’on applaudissait du côté des Gaéliques. Le garçon ne savait pas exactement comment réagir. Son adversaire semblait à peine sortit de l’adolescence mais son air ennuyé durcissait ses traits même si ses attributs d’animaux lui conférait un côté adorable… Lui n’avait de singularité que par une partie de ses cheveux teints en vert. Au moins, il ne se retrouvait pas face à un effroyable mastodonte qui l’aurait mis au tapis d’une pichenette.

    - Amies, amis, lança Dânaan. Voici le champion de notre hôte… Thierry Evrard, le thrall d’Odin.

                Thierry rougit lorsqu’il fut applaudit. Il regarda le chiot qui l’effrayait un peu moins à présent mais qui le laissait mal à l’aise malgré tout.

    - Et le nôtre, Nollaig O’Ceallaigh, mon émissaire.

                Les applaudissements furent plus importants et le semi-furet soupira.

    - Prenez place, chacun d’un côté du labyrinthe. Au signal, des gerbes de pétales, vous commencerez vos recherches. Le premier à ramener un Feldgeister a gagné, informa Dânaan.

                Thierry leva timidement la main. La Déesse fronça les sourcils mais lui offrit un doux sourire.

    - Qu’est-ce que c’est un Feldgeister ?

    - Vous le découvrirez. Il n’y a pas qu’un Feldgeister. Ramenez un Feldgeister, rien d’autre. Dans un souci de partialité, il y a tant des créatures scandinaves que celtes. Comme vous le savez, vous pouvez utiliser tout ce que vous avez emmené avec vous. Animaux, objet, magie. Et tout ce qui est avec vous dans le labyrinthe est considéré comme une arme. Vous ne pouvez pas demander de l’aide extérieure. Vous ne pouvez pas quitter le labyrinthe avant la fin du temps imparti. Ça équivaut à six heures de notre temps. Allez vous installer ! ordonna-t-elle.

                Thierry recula en serrant les rênes de Sleipnir mais remarqua que Nollaig lui tendait la main.

    - Bonne chance, lui sourit-il.

                Le thrall répondit à cette poignée de main.

    - M… Merci, vous aussi…

                Odin siffla et ses corbeaux s’envolèrent pour se poser sur les épaules de Thierry qui tira sur les rênes de Sleipnir. Les loups trottinèrent à leur suite. Il stressait à mesure qu’il avançait vers l’ouverture qui scintillait de mauve comme si elle l’invitait à rentrer. Il vérifia pour la centième fois qu’il avait sa dague et aussi la pierre gravée d’une rune qu’il portait toujours, ou presque, avec lui.

                Il s’arrêta devant l’ouverture.

    - Vous savez ce que c’est un Feldgeister ?

                Munin acquiesça.

    - Génial… Vous pourrez me prévenir… dit nerveusement Thierry.

     

     

                Nollaig franchit le mur de ronce qui se referma derrière lui. Il jeta un œil par-dessus son épaule puis prit son téléphone portable dans sa poche. Bien sûr, il n’avait ni du réseau, ni le wifi.

                Il ne savait pas plus que Thierry ce qu’était un Feldgeister. Et ce n’était ni un nom gaélique, ni anglais aussi, il ne savait pas le traduire pour trouver la moindre piste…

                Il posa le chien qui aboya joyeusement et se mit à sautiller, surexcité. Le jeune homme leva la tête et remarqua des pétales de fleurs colorées qui tombaient depuis le ciel.

    - Six heures, hein ? Je pense qu’elle a eu tort de se fier à moi, soupira-t-il doucement. Cherche Pátraí. Cherche ma chérie !

                Le chien aboya joyeusement et se mit à trottiner, bifurquant subitement et menant la marche en reniflant. Nollaig la suivit, les oreilles agitées. Il se concentrait sur le son que faisait le vent en se prenant dans les ronces, ou sur les lianes piquantes qui se brisaient, sur le bruit des créatures glissant d’un couloir à l’autre…

                Son nez aurait pu faire le travail du museau de Pátraí mais elle était si heureuse de le guider !

                Le canidé s’arrêta soudainement et fila se cacher derrière Nollaig, tremblant comme une feuille. Le semi-furet fronça les sourcils, dévoilant des dents aiguisées. Il s’avança lentement et découvrit des yeux jaunes, presque doré, dans l’enchevêtrement compact de ronces. Il se pencha sans crainte et découvrit une tête féline qui le fixait sans sourciller.

    - Ce n’est rien, Pátraí.

                Nollaig s’accroupit et récupéra le chien avant de se remettre en marche, passant à côté du félin comme s’il n’existait même pas. C’était la meilleure chose à faire dans une situation comme celle-ci. Il décrocha sa flûte et continua d’avancer.

                Quelquefois, Pátraí aboyait et fixait une direction précise ce qui poussait le semi-furet à s’y rendre. Et s’ils se perdaient ? Bah, il espérait bien que Dânaan ne le laisserait pas s’ennuyer éternellement dans des ronces où des mûrs ne poussaient même pas ! Il doutait de la forme vieille mais avait pleine confiance dans la plus jeune. Ça équilibrait les forces…

     

                Quelques heures plus tard, Nollaig portait de nombreuses traces de sangs sur le corps et sa respiration était un peu hachée. Il en avait plus qu’assez de tout cela, marre de se prendre des ronces en évitant des créatures et assez de s’en débarrasser à tour de bras ou de carrément les fuir.

                Dans ses bras, Pátraí avait même perdu sa gaieté et observait les environs d’un air paisible. Presqu’embêté… Ses oreilles étaient basses alors que sa queue remuait à peine.

                Un bruit alerta Nollaig qui tourna la tête. C’était un bruissement qu’il connaissait assez. Celui des feuilles de maïs séchées qu’on chiffonnait. Un son caractéristique qui ne lui était familier que parce qu’il était cuisinier et qu’il aimait travailler avec des produits frais et qu’il ne jetait presque rien.

                Il s’avança vers ce tumulte. Il ne connaissait aucune créature qui faisait des sons pareils. Peut-être appartenait-elle au folklore scandinave mais qui ne tentait rien, n’avait rien, n’est-ce pas ?

                Il tourna au détour d’une rangée de ronce et vit une créature composée d’un maïs enveloppé dans ses feuilles et surmontés de bras et jambes. Un visage était tracé sur ses grains et Nollaig croyait presque découvrir une parodie de manga.

                Il sourit et s’approcha. Habitué à la cuisine, il ne doutait pas que ce fut un adversaire qui ne devrait pas lui poser trop de problème. Mais d’un autre côté, il n’avait aucune raison de se battre contre ça.

                Pátraí aboya tandis que le semi-furet s’avançait vers l’étrange créature.

    - Tu es un Feldgeister, dis-moi ?

                La chose pencha tout son corps en avant puis se redressa et ce succinctement plusieurs fois.

                Un acquiescement ?

    - Tu viens avec moi ? sourit Nollaig en tendant les bras.

                Cette fois, le corps se pencha vivement de gauche à droite.

                Nollaig serra les dents. Il avait espéré que quelque chose de si mignon se laisse gentiment faire.

                À sa grande surprise, les grains de maïs se mirent à se mouvoir et s’éloignèrent petit à petit. Tant et si bien qu’ils prirent de l’ampleur, se multiplièrent et formèrent petit à petit une créature.

                Le semi-furet pâlit en se rendant compte de ce qu’il devenait. Une créature connue dans tout le Monde. Une créature que n’importe qui pourrait restituer. Crachant le feu et agitant des ailes… Bien sûr, le fait qu’elle était constituée de beau grain doré et que ses membranes étaient des feuilles de maïs la rendait comique. Pouvait-il voler avec ça ? S’il se soufflait dessus, ne créerait-il pas du pop-corn ?

                Un majestueux dragon.

                Pátraí aboya nerveusement alors que Nollaig reculait. Ses poils étaient tout hérissé. Il avait la nausée. Il sentit des épines lui rentrer dans le dos et se laissa tomber sur le sol, les yeux écarquillés. Le chien s’agitait mais le monstre de maïs continuait de se pencher vers lui.

                Le semi-furet se recula encore, comme s’il voulait rentrer dans la haie de ronce. Et malgré la douleur et le sang qui coulait de ses chairs, il était réellement capable de s’y fondre si ça lui permettait de fuir ce dragon.

     

     

    - Ah… On dirait que vous partez gagnant cette fois-ci, remarqua Dânaan.

    - Je m’en vois honoré, sourit Odin.

    - Pensez-vous vraiment que le freluquet qu’il a emmené pourrait battre un dragon ? questionna la Reine Medb.

    - Le vôtre n’y arrivera pas, visiblement, intervint Frigg.

                La Déesse-Mère eut un soupir.

    - Je ne suis pas sûre que leur champion ait la moindre chance. S’il ne ramène pas le Feldgeister, on ne peut pas leur accorder la victoire, certifia le Dieu Lug.

    - Ne vous inquiétez pas, répondit Odin. Il possède plus d’atout que vous ne pouvez le croire.

     

     

                Thierry leva des yeux écarquillés en voyant un gigantesque dragon sortir des ronces. Munin poussa un croassement et décolla pour partir vers ce monstre de maïs. Le jeune garçon ne savait pas ce qui le surprenait le plus : le départ du corbeau ou cette créature si particulière ?

                Il enroula son écharpe autour de lui afin qu’elle arrête de se prendre dans les épines et remarqua que le volatile stagnait dans les airs en poussant des cris à répétition. Une invitation ?

                Il regarda vers les animaux. Il devait rejoindre cet endroit au plus vite mais il ne pouvait pas quitter l’enceinte du labyrinthe. Il n’était même pas sûr de pouvoir le survoler, toutefois, ils n’avaient pas précisé un détail qu’il comptait utiliser à son avantage…

    - Freki, Geri, mangez ces ronces, s’il vous plaît.

                Les loups aboyèrent joyeusement et se jetèrent sur les épines qu’ils dévorèrent. Aucune goutte vermeille ne tombait et les bêtes se régalaient. Les arbrisseaux disparaissaient à une vitesse inquiétante. Rien ne pouvait arrêter les crocs enfiévrés. Il ne restait que quelques lierres épineux.

                Sleipnir donna un petit coup de boule au garçon avant de désigner la selle qu’il revêtait toujours. Thierry pinça les lèvres, leva le regard vers les tribunes dont il ne voyait qu’une faible partie. Il pouvait presque sentir le regard d’Odin brûler son corps mais les croassements de Munin lui rappelèrent sa mission.

    - Merci, dit-il en grimpant sur la monture.

                Le cheval se mit en route, écrasant les restes de buissons sous ses épais sabots. Il avançait lentement en suivant les loups mais évitait toute blessure inutile au thrall.

     

                Hugin décolla à son tour et, avec Munin, ils attaquèrent l’étrange créature de maïs. Thierry entendit un faible aboiement qu’il ne pouvait absolument pas identifier comme ceux de Freki ou Geri. Il remarqua alors Nollaig, recroquevillé dans les ronces, et sauta sur le sol.

    - Geri ! appela-t-il.

                Le loup blanc se jeta sur le lierre et déblaya la zone. Il venait à peine de finir que le garçon s’accroupit auprès du jeune homme. Dânaan avait l’air si sûre d’elle lorsqu’elle leur avait présenté Nollaig qu’il était surpris de le découvrir ainsi.

    - Ça ne va pas ?

    - Dr… Dragon… dit-il en désignant la créature d’un doigt tremblant.

                Le serviteur jeta un regard à la bête qui se faisait maintenant harceler de coup de becs ou de crocs. Mais les grains de maïs avaient beau tomber, le reptile se battait avec force et se reconstituait sans cesse.

    - Vous avez peur ?

                Un acquiescement lui répondit.

    - C’est… le Feldgeister… Moi, je ne peux pas, murmura-t-il.

    - Je ne peux pas plus… Pourquoi croyez-vous que Odin m’ait confié cinq animaux ? Et regardez… Ils se battent et je suis là avec vous, incapable de faire quoi que ce soit… Je comprends que vous ayez peur.

                Nollaig baissa légèrement les mains, ses yeux bleu profond scrutant l’adolescent embarrassé.

    - Je suis juste doué pour me faire des amis dans toute situation, rit nerveusement le serviteur. Je ne suis pas un héros et je ne suis même pas capable de faire quoique ce soit par moi-même et je dois toujours m’en remettre aux autres. … Enfin, c’est ce que dis une personne à qui je tiens beaucoup.

                Il se frotta le crâne, gêné.

    - Tu es…

                Nollaig tendit les bras et le serra contre lui.

    - Trop adorable !!

                Thierry eut un rire surpris. Il accepta l’étreinte mais s’éloigna tout de même, perturbé. Il remarqua que les oreilles animales s’agitaient.

    - Est-ce que vous avez une idée ? demanda le serviteur.

    - Euh… Pátraí ! Effraie-le, ordonna Nollaig.

                La chienne sauta sur le sol, elle aboya et le dragon s’arrêta un instant. Geri bondit sur la gorge du Feldgeister et arracha des grains qui s’effondrèrent au sol.

    - Continue comme ça.

                Nollaig se leva péniblement et posa sa main sur l’épaule de Thierry.

    - Toi… tu as quelque chose ?

                Il ferma les yeux en entendant un cri et sentit ses jambes flageoler. Sa queue fit balancier pour lui permettre de demeurer debout.

    - Hormis les créatures de mon Maître, j’ai ça…

                Thierry sortit une pierre blanche de sa bourse. Une rune y était inscrite et chatoyait.

    - Elle fait de la magie mais je ne sais jamais comment…

    - Toi aussi ? rit Nollaig.

                Il tira sa flûte et la porta à ses lèvres.

    - Alors mêlons deux magies dont nous ne connaissons pas les effets. Ça ne peut que faire mouche, s’amusa-t-il.

                Il souffla dans les trous et une mélodie commença à s’élever. Elle virevolta dans les cieux et se dessina en partition noire.

    - Polaris… murmura Thierry en portant la rune à ses lèvres.

                La pierre s’illumina, les notes prirent une teinte dorée. Elles roulèrent autour de la gorge de la créature alors que les animaux attaquaient maintenant les pattes. Les aboiements de Pátraí se mêlaient à la musique, poussant le dragon à l’immobilité.

                La musique dura deux minutes avant qu’elle n’explose. Le maïs vola en éclat. Les loups se précipitèrent dessus pour dévorer ce qu’ils pouvaient. La chienne courut à son tour pour ramasser deux grains qu’elle lui apporta en poussant du museau. Nollaig s’accroupit et les récupéra. Il en jeta une à Thierry en souriant.

    - Merci.

    - Merci à vous !

     

     

                Odin et Dânaan virent arriver leurs champions. Le labyrinthe avait disparu, ne laissant plus qu’une lande à perte de vue.

    - Nous savons déjà qui a gagné, annonça la Déesse-Mère. Je te reconnais bien là, Nollaig.

    - Et moi je reconnais bien mon lutin ! rit le Dieu des Dieux en fracassant sa main sur le crâne du garçon.

                Celui-ci rigola alors que les loups lui lavaient le visage joyeusement.

    - Vous nous offrez un magnifique match nul, sourit la femme.

    - Vous avez bien choisi votre champion, je vous félicite, dit Odin.

    - Je vous le rends aussi.

                Nollaig jeta le grain à la femme et s’approcha de Thierry pour le prendre dans ses bras en souriant.

    - On se reverra mon petit !

    - Je… J’ai hâte ! rit-il, surpris.


    2 commentaires
  • Poser un lapin

    Assisse dans son somptueux trône à Fensalir, Frigg tissait les nuages en filin d'or, ses servantes afférées autour d'elle pour satisfaire la moindre de ses demandes. L'un des fils s'enroula autour de son doigt et elle se figea dans son geste. Elle caressa lentement la ficelle, les yeux s'écarquillant doucement.

    - Hlín ! Va me chercher Thierry !

    - Que se passe-t-il ? Se soucia la servante.

    - Je dois descendre sur Midgard pour m'occuper d'une de mes protégées, Oivi Virtanen. Annonça-t-elle.

    - Dois-je vous accompagner ? Questionna Fulla.

    - Ce ne sera pas nécessaire.

    Hlín s'inclina et partit vers le Walhalla. Elle traversa la plaine en soulevant légèrement les pans de son épaisse robe bleue mouchetée de paillette dorée et traversa l'une des portes. Ses pas la menèrent bien vite dans la salle du Trône. À cette heure-ci de la journée, Odin était absent mais ce n'était pas le cas du dénommé Thierry. Assis au pied du somptueux trône du Dieu, entre deux immenses loups qu'il nourrissait, on découvrait le garçon.

    Un freluquet qui faisait bien peine à voir dans un domaine où la puissance était une chose si importante.

    - Thierry ?

    Le garçon releva la tête en caressant le poil noir d'un des canidés. L'autre était occupé à dévorer du poulet dans sa main en tentant de ne pas lui dévorer les doigts.

    - Dame Hlín.

    Thierry se leva et s'inclina bien bas, son écharpe blanche retombant et l'obligeant à la réajuster. Il essuya ses mitaines devenues poisseuses sur son pantalon et s'approcha de la femme.

    - Que puis-je pour vous ?

    - C'est Frigg elle-même qui m'envoie auprès de vous. Elle descend sur Midgard et souhaite que vous la rejoigniez.

    Il jeta un coup d'œil vers les deux molosses qui avaient la gueule perdue dans le cabas de paille pour dévorer le maigre contenu restant.

    - Bien. Freki et Geri, j'y vais, soyez sage. Dit-il.

    Les loups, trop occupés à se battre pour un reste de pitance, ne réagirent même pas. L'adolescent suivit la servante dans les couloirs du palais, le long de la plaine et, finalement, dans la somptueuse demeure de Frigg. Il la connaissait pour y avoir quelquefois servi puisqu'il devait tant servir Odin que sa femme. Bien sûr, il préférait lorsque la femme demeurait dans l'illustre palais du Dieu des Dieux, là où il passait le plus clair de son temps… mais il n'avait jamais eu le luxe d'avoir le choix.

    Traversant quelques couloirs richement décorés d'or à ne plus en pouvoir, ils survirent dans la chambre de Frigg. Fulla aidait la Déesse à se parer de sa robe de plume de faucon et de tous ses bijoux.

    - Te voilà, Thierry.

    - Oui. J'espère que je ne vous ai pas fait trop attendre, Dame Frigg.

    - Ne t'inquiète pas, je viens de finir de m'apprêter. Nous partons pour Midgard, en Finlande. Accompagne-moi auprès d'Heimdall. Dit-elle.

    - Bien, Dame Frigg.

    Bien que surpris d'être commandité par la Déesse, il lui emboîta le pas dès qu'elle sortit. Déjà petit de base, il paraissait encore plus minuscule à côté de la femme qui mesurait près de deux mètres. Aussi, il trottinait à côté d'elle pour rattraper ses immenses enjambées.

    Il était déjà essoufflé lorsqu'ils arrivèrent en bas de la montagne qui soutenait Himinbjorg, le palais du Dieu. Leur destination s'ils désiraient prendre le Bifröst et se rendre sur Terre.

    La femme ne se préoccupa guère de son état en grimpant les marches taillées dans le versant. Le garçon la suivit aussi vite qu'il le pouvait, courant franchement cet escalier raide. Il manqua de tomber à genoux lorsqu'il parvint tout en haut mais s'obligea à continuer d'avancer puisque la Déesse n'était plus là, probablement occupée avec Heimdall.

    Il força sur ses jambes alors que son cœur battait la chamade. Heureusement, il était déjà mort bien des années auparavant et ne pourrait succomber juste à cela.

    Il n'était dès lors que peu surpris que la femme était déjà prête à partir. Elle ne porta qu'un faible regard sur le garçon qui sourit faiblement, s'inclina profondément devant le Dieu, et s'empressa de suivre Frigg.

    Ils s'engagèrent sur l'arc-en-ciel enflammé et, à peine quelques mètres plus tard, arrivèrent dans une rue de Finlande. Elle désigna d'un doigt gracieux une maison qui ne se détachait en rien des autres demeures à cause des briques beiges, du toit de tuile brun-noir et des fenêtres aux voilages fins.

    - C'est là que nous allons. Dit-elle.

    Comprenant le message sous-jacent, pour y avoir plus d'une fois été confronté, Thierry s'avança et sonna.

    La porte ne tarda à s'ouvrir sur une fillette d'une dizaine d'année. Elle sourit en prenant un panier portant de nombreux œufs en chocolat et quelques autres peints dans de belles couleurs.

    - Sorcier, sorcier, dis ta formule !

    - Ma… formule ? S'étonna Thierry.

    - Tu as des taches de rousseur et tes cheveux sont colorés ! Tu n'es pas un sorcier ?

    L'adolescent passa nerveusement sa main dans ses cheveux châtains qui viraient au vert flashy. Une excentricité du temps où il était vivant et qui avait toujours perduré.

    - Je ne suis pas un sorcier. Mais ma Dame désire…

    Il se tourna vers la Déesse. Il ne savait même pas ce qu'elle voulait ici, à vrai dire.

    - Je suis venue voir Oivi Virtanen.

    - Oh ? Oivi ? C'est ma mamie ! Venez, venez ! Vous êtes une amie de ma mamie ? Demanda-t-elle.

    - En quelques sortes. Sourit Frigg.

    Elle entra en premier et laissa le garçon la suivre et fermer derrière lui.

    - Demeure au salon, j'ai un travail à faire. Dit-elle en vieux norrois.

    - Oui, Dame Frigg.

    Il sourit et, n'ayant pas été guidé jusqu'à la pièce à vivre, attendit simplement dans le couloir tandis que la fillette menait la femme dans la chambre de sa grand-mère. Thierry en profita pour jeter un coup d'œil aux photographies installées un peu partout.

    Il patienta un moment avant que la petite fille ne revienne en courant vers lui. Elle s'accrocha à son bras en souriant.

    - Sorcier ! La graaaande madame elle dit « Okupeuh touwah de lenfent » !

    Les derniers mots avaient été prononcés en vieux norrois dans un accent épouvantable. Thierry écarquilla les yeux et dû se les répéter pour comprendre ce qu'il en retournait.

    - Oh. Raconte-moi à propos de ces sorciers. Pourquoi tu crois que j'en suis un ?

    - À Pâques, les sorcières vêtues de vieux vêtements multicolores et de taches de rousseur viennent apporter la bonne fortune ! Lança-t-elle.

    Elle tira sur les braies que Thierry portait. Il eut un rire nerveux. En effet, avec sa tenue tout droit sortie de l'époque où les vikings étaient la force dominante, il était comme déguisé alors que c'était la norme là-haut. Si ce n'était qu'il avait découpé, mal habilement, les manches de sa chemise car elles se prenaient partout et qu'elles finissaient toujours tachées de sauces lorsqu'il ne les retroussait pas lui-même. Bien sûr, en hiver, ce n'était plus la même chose…

    - Et elles portent tout plein de couleur, comme toi.

    Elle saisit cette fois son bras et lui rappela la douleur qui courait si régulièrement dans ses membres.

    - Pourquoi tu portes la couleur là ? Demanda-t-elle en enfonçant son doigt dans une tache mauve qui ornait sa chair.

    On découvrait du vert, du bleu ou du jaune. De quoi avoir l'air fantasque pour un enfant qui ne se rappelait pas, ou n'avait jamais subi d'hématome. Ou peut-être pas autant ?

    - C'est quelqu'un qui me les a faits. Que font les sorciers ?

    La petite l'observa, tant la chevelure verte que la petite tresse qui soulignait son visage. Autre particularité qu'il portait déjà bien avant d'être admis à Asgard.

    - Les sorcières font…

    La petite fila dans le jardin et elle courut vers un saule pour ramasser des branchettes qui en étaient tombés. Elle rejoignit Thierry qui la suivait et lui mit l'un des rameaux dans la main.

    - Il faut en faire des baguettes colorées avec des rubans !

    Et elle repartit dans la maison.

    Le garçon eut un pâle sourire et lui emboîta le pas. Habitué à servir un Dieu de la guerre, à faire les caprices d'Ases, et même de Vanes, tout puissant et à nourrir des bêtes tant animales qu'humanoïde, le baby-sitting était un peu surprenant pour lui. Même lorsqu'il était encore vivant, on ne lui avait jamais confié le moindre enfant. Juste l'entretien du magasin de manga que tenaient ses parents. Et à en croire sa mère, c'était déjà bien trop pour quelqu'un comme lui…

    - Regarde !

    La fillette prenaient des rubans et essayaient de les attacher sur sa branche mais n'y parvenait pas. Ses joues se gonflèrent.

    - Attends.

    Le garçon s'approcha d'elle et lui montra comment accrocher un ruban. Les yeux illuminés, la petite s'empressa de l'imiter pour les autres fanfreluches.

    - Fais-le aussi ! Invita-t-elle.

    - Oui.

    Thierry se retrouva donc à attacher des tissus colorés à une branche.

    - Je ne connais même pas ton prénom à toi. Moi, c'est Thierry.

    - Anna-Lisa ! Sourit-elle.

    - D'accord… Tu vis seule avec ta grand-mère ?

    - Oui !

    Thierry s'obligea à sourire alors qu'il éprouvait de la tristesse pour elle. Il regarda le calendrier et songea que ça faisait trois mois qu'il était mort pour sa famille. Combien de temps cette fillette avait vécu sans ses parents ? Et si Frigg était là-haut c'était que la vieille femme s'apprêtait à offrir son dernier souffle. Qui s'occuperait alors de cette innocente petite ?

    - Et alors ?

    Anna-Lisa bondit sur ses pieds et agita sa baguette féérique.

    - J'agite mon rameau ici, je l'agite là : santé et bonheur sur toi pour l'année qui vient ! À toi ce rameau, à moi un cadeau !

    Thierry haussa un sourcil mais sentit une chaleur étrange contre sa cuisse. Il ouvrit sa bourse, accrochée à sa ceinture, et jeta un coup d'œil à la rune blanche qui y résidait.

    - C'est la formule qu'il faut dire ! Tu la retiendras ? Demanda-t-elle.

    - Euh… Je peux la noter ? Questionna-t-il.

    - Oui !

    Elle sourit en répétant en boucle la formule. Elle trouva un post-it et un stylo et présenta le tout à Thierry pour qu'il écrive ce qu'il comprenait dans ce charabia monté en boucle. Et, malgré la mitaine qu'il portait, il sentit que la rune chauffait de plus en plus.

    - C'est… C'est bon, j'ai noté. Dit-il nerveusement.

    La pierre était bouillante.

    Il la rangea dans la bourse et observa sa mitaine. De la fumée s'en échappait, non ?

    Il pressa son avant-bras, au prix de douleurs qu'il regretta, et força un sourire vers la fillette.

    - On va voir les voisins pour leur souhaiter la bonne fortune ? En plus ! On aura du chocolat en retour.

    - Comme… à Halloween ?

    - Peut-être… Dit Anna-Lisa, les yeux grands ouverts. D'habitude je faisais ça avec grand-mère. Mais elle est tout pas bien…

    - Je peux peut-être t'accompagner mais si la grande Dame qui était avec moi accepte. Je vais lui demander. En attendant, tu veux bien rendre mon rameau plus joli ?

    - Oui !

    Thierry sourit et lui confia la branche avant de partir vers l'étage.

    Il était à la moitié des escaliers lorsqu'il se figea soudainement et tourna la tête. Il lui avait semblé voir quelque chose. Portant sa main à sa bourse pour s'assurer que la rune y était bien enfermée, il se rassura légèrement. Il devait se faire des idées. Cette réaction peu habituelle de la pierre le poussait à s'inquiéter de presque tout.

    Il grimpa les dernières marches et se dirigea vers la chambre où il entendait des éclats de voix. Il hésita mais frappa timidement à la porte.

    - Oui ? Invita une vieille voix chevrotante et hachée.

    Le garçon ouvrit légèrement.

    - Dame Frigg ? La petite Anna-Lisa me demande si nous pouvons allons voir les voisins pour leur souhaiter la bonne fortune en échange de… chocolat.

    - Ah… Oui, vas-y. Mais prends garde. Dit-elle.

    - Oui, Dame Frigg.

    Il s'inclina et redescendit auprès de la petite qui avait ajusté le rameau. De plus, elle avait aussi filé dans sa chambre, au rez-de-chaussée, et portait maintenant une robe multicolore.

    - On peut, on peut ?

    - Oui !

    Thierry lui tendit la main. Elle lui prit et l'emmena à l'extérieur. Ils marchèrent dans les rues où on voyait quelques fillettes avec leurs parents, elles-mêmes occupées à sonner à toutes les portes.

    Ça rappelait vraiment Halloween au garçon mais il ne comptait pas entacher la joie d'Anna-Lisa. D'autant plus qu'il ignorait ce qu'il se déroulerait lorsqu'ils rentreraient dans la maison. Il préférait ne pas y penser…

    µµµ

    Anna-Lisa donna les clés à Thierry et sautilla alors qu'il ouvrait la porte pour elle. La petite se glissa dans le hall et poussa un cri de joie.

    - Regarde !

    Sous leurs yeux, ils découvraient des œufs en chocolat ou décorés un peu partout. Thierry fronça les sourcils, surpris. Dame Frigg ne se serait jamais embêtée à jouer au lapin de Pâques… Quand bien même son mari était le Père Noël une fois l'année terrestre.

    Le garçon eut subitement un doute alors que la petite, panier au bras, le remplit avec toutes ses trouvailles.

    Thierry ferma derrière eux et il se dirigea vers le salon. Là aussi, il y avait des œufs partout. Qu'on les décèle aisément ou qu'il faille un peu plus chercher. Il grimpa à nouveau les escaliers. Ça faisait maintenant deux heures et demi qu'ils étaient partis et il espérait bien que la Dame ait fini…

    Quoique.

    Il ne devait pas souhaiter la mort de cette inconnue.

    Même s'il avait l'habitude de flirter avec les défunts puisqu'il vivait en son royaume…

    Il s'approcha de la porte en chassant ses idées lorsqu'il la vit s'ouvrir. Frigg s'abaissa pour éviter le haut du chambranle et observa les œufs disséminés un peu partout.

    - Je pensais que tu allais seulement chercher des œufs.

    - Je l'ai fait, Dame Frigg. Lorsque nous sommes revenus, tout était ainsi. Je pensais que c'était vous qui aviez préparé tout cela.

    - Non. J'ai été occupé avec Oivi Virtanen durant tout ce temps. Elle a enfin succombé. Expliqua-t-elle.

    - Qu'était-ce ?

    - Un cancer. Sans drogue, ils sont pénibles. Je me suis occupé de soulager ses douleurs.

    - Que va-t-il se passer pour Anna-Lisa ? Demanda le garçon.

    - Ses parents viendront la chercher.

    - Elle m'a dit qu'elle vivait seule avec sa grand-mère…

    Frigg caressa le crâne de Thierry.

    - Seulement durant les vacances de Pâques. Sourit-elle. Je me suis arrangée pour que Oivi Virtanen les appellent en disant qu'elle sentait sa dernière heure venir. Il est possible que la petite ne voie jamais ce cadavre. Mais… si elle le voyait, ça lui apprendrait beaucoup. Releva la Déesse en se dirigeant vers les escaliers.

    Le garçon reconnut bien là l'esprit guerrier propre à Asgard.

    - Pour les œufs…

    La femme se tourna vers Thierry et lui tendit la main.

    - Peux-tu me prêter ta rune ?

    L'adolescent n'attendit pas une seconde de plus pour l'ôter de sa bourse et la tendre à la Déesse. Celle-ci l'observa un instant.

    - Elle a été activée, n'est-ce pas ? J'ai senti son énergie à un moment… Peu avant que tu ne viennes nous voir la première fois.

    - Oui. Anna-Lisa a répété régulièrement une formule… « J'agite mon rameau ici et là. Santé et bonheur pour l'année qui vient. À toit ce rameau et à moi ce cadeau ! ».

    - Presque. Sourit Frigg. Cette petite doit avoir du sang de Völva en elle. Sa magie a influé sur la rune et c'est son désir d'enfant qui a fait ceci. Viens.

    La Déesse lui jeta la pierre puis descendit les marches. Thierry réceptionna péniblement la roche, manquant de la faire tomber trois fois, et la suivit en rangeant la rune dans sa bourse.

    Comme ils arrivaient dans le salon, la femme lança un sourire à Anna-Lisa accaparé par sa chasse.

    - Regarde ! Thierry !

    La petite courut vers le garçon et lui donna un gros œuf en chocolat.

    - C'est pour toi ! Je vais en trouver d'autres ! Jura-t-elle.

    - Merci. Lui dit-il.

    - Tu voudras un panier ?

    - Bien sûr qu'il en voudra un. Répondit Frigg en tapotant la tête de l'adolescent. Tous les enfants devraient faire la chasse aux œufs. Mais il va d'abord m'accompagner dans le jardin.

    - D'accord !

    La petite tendit un œuf fourré à la praline à la Déesse. Celle-ci lui fit une référence puis partit vers l'extérieur. Thierry sourit à la gamine et s'empressa de trottiner derrière sa maîtresse.

    - J'ai au moins cinq cent ans… Se permit-il.

    - Mais tu auras toujours quatorze ans dans ton cœur. Sourit-elle.

    Elle ouvrit la porte et lui dévoila un jardin également parsemé d'œuf colorés, parant les herbes, les buissons et les arbres d'étranges fleurs.

    Et là, près d'un rosier aux épines cruelles, un lapin doré portant un ruban rouge se détachant. Thierry ouvrit des yeux surpris. Quelle couleur particulière ? Voir un animal arborant du jaune aurait déjà été surprenant mais ces éclats était encore plus stupéfiant.

    La stupeur fut incomparable lorsqu'il vit un œuf en chocolat tomber de son arrière-train. Il revêtait déjà un emballage lumineux et séduisant. Le lagomorphe sautilla vers un autre coin du jardin.

    La femme souleva les pans de sa robe de plume qui s'embourbait sans prendre une seule trace brune et s'approcha. Elle attrapa la créature d'une main habile digne de la chasseresse qu'elle était à ses heures perdues, digne de la femme du grand Odin.

    Elle revint vers le garçon et lui tendit l'animal qu'elle tenait par la peau du cou.

    - Cette enfant à créer tout ce qu'un enfant peut vouloir à la période de cette année. Avec une rune aussi puissante que la tienne, des vestiges de pouvoirs de Völva et une vieille incantation de sorcière, voilà ce qu'on peut obtenir.

    Thierry prit l'animal dans ses bras.

    - Vous voulez dire qu'elle est capable d'utiliser ma rune et pas moi ? Dit nerveusement le garçon.

    Il regarda le lapin et lui ajusta son ruban d'une main. Un travail qui lui avait suffisamment incombé pour qu'il y réussisse. Il se permit de caresser le pelage du bout des doigts. Il était si doux…

    - Je ne dirai pas cela. Tu réussiras un jour, Thierry. Les enfants ont une pureté inégalable.

    La femme se dirigea vers la porte.

    - Oh… La magie qu'il dégage est sans appel. Il ne pourra vivre qu'une seule journée.

    - Une seule journée… Répéta Thierry.

    Elle lui sourit et rentra dans la maison. Le garçon se précipita à sa suite et referma soigneusement même si Anna-Lisa ne manquerait pas de sortir. Il rajusta son écharpe pour éviter que la bête ne se fasse les dents dessus.

    Lorsqu'ils arrivèrent dans le salon, Anna-Lisa brandissait joyeusement un panier.

    - Tiens, Thierry ! C'est le tien !

    - Merci.

    - Veux-tu que je tienne ton lapin pendant que tu t'amuses ? Demanda Frigg.

    - Euh… Oui. Je vous ramènerais plein d'œufs. Sourit-elle en lui tendant l'animal.

    - Merci beaucoup.

    Elle lui caressa la tête et arrangea les pans de sa robe avant de s'asseoir dans un sofa après s'être assurée qu'elle n'écraserait pas d'œufs.

    µµµ

    Thierry agita la main vers Anna-Lisa qui leur avait offert un second panier. Dans ce dernier, il ne reposait que les œufs dorés, ou presque, du garçon. Il les avait tous mis là à l'attention de sa Maîtresse sachant son affection pour cette couleur. Qu'importe si elle ne mangeait jamais ces douceurs et ne faisait que les utiliser comme fioritures.

    La petite referma la porte alors que le garçon secouait toujours la main, un peu plus inquiet. Ses parents n'arriveraient que dans une demi-heure.

    La Déesse posa sa main sur l'épaule de l'adolescent.

    - Heimdall ! Abaisse le Bifröst. Cria-t-elle.

    Le pont survint et elle s'y engagea en poussant le serviteur à faire de même. Ils arrivèrent dans la demeure de Heimdall qui les salua.

    - Vous avez une bien belle prise. Sourit-il.

    Tenant son lapin dans ses bras, le garçon s'avança et tendit son panier au Dieu qui se permit de prendre un œuf dur bariolé.

    - Merci, Thierry.

    Il cassa la coquille sur son brassard d'or et libéra bien vite cette collation.

    - Rentrez bien. Invita l'homme.

    - Merci. Dit Frigg.

    Elle partit avec le serviteur de son époux et ils redescendirent la montagne pour regagner la salle principale du Walhalla. Les loups se disputaient alors qu'Odin était dans son Trône.

    - Ah ! Cher époux, vous voilà revenu.

    - Où étiez-vous, ma chère ?

    - Partie soutenir une âme plongée dans la souffrance pour sa mort. Hel est venue la chercher.

    - Parfait.

    - Thierry a pu participer à une chasse aux œufs.

    Les loups regardèrent vers le panier du garçon, la langue pendante.

    - Donne-moi quelques-uns de tes œufs pour les sauver de ces morfales.

    - Je pensais en distribuer à tout le monde avec votre permission. Dit Thierry.

    - Alors je prendrais ton panier pour les sauver. Sourit Frigg.

    L'adolescent lui confia les œufs, en prenant toutefois deux. Il s'approcha à peine des loups qu'ils se jetèrent sur les friandises, sans même attendre qu'ils soient décortiqués. Le garçon rit sans en proposer à son Maître. Seulement parce que l'homme ne mangeait jamais…

    - J'ai offert ce lapin à Thierry. Dit Frigg.

    - Ah oui ? Comment s'appelle-t-il ?

    - Je l'ai appelé Lindt ! Sourit Thierry.

    - Joli nom. Va donc le mettre dans ta chambre et revient t'occuper de ces deux affamés. Et de mon vin. Ainsi, tu pourras distribuer et mettre tes œufs en lieu sûr… Pendant que ma chère épouse me raconte sa journée et que je lui narre la mienne.

    Frigg rit et confia les paniers au garçon qui s'inclina et partit en courant.

    Thierry ne pouvait s'empêcher de sourire. Il avait tout de même la joie d'avoir deux Maîtres qu'il appréciait et qui l'appréciaient en retour.

    Il regarda Lindt qui était blotti tout contre lui. Vivre une seule journée pouvait s'apparenter à l'éternité lorsqu'elle se reproduisait sans cesse…


    votre commentaire



    Suivre le flux RSS des articles
    Suivre le flux RSS des commentaires