•             Si un jour vous êtes dans la tourmente, chercher un Raskovnik et, enfin, votre cœur cessera de souffrir…

     

                Yuri se jeta en arrière pour éviter un coup de poing. Il ne put retenir un gémissement en voyant le second foncé vers lui. Encore une fois, quelque chose s’était mal passé au travail. Encore une fois, son père était fou de hargne et avait besoin de passer ses nerfs sur quelqu’un. Et puisque sa femme avait fui en abandonnant son enfant derrière elle, quoi de mieux que tout ce qu’elle lui avait laissé ? Quoi de mieux que ce parasite qui lui volait chacun des euros qu’il mettait de côté ? Quoi de mieux que cet avorton qui l’empêchait de s’acheter sa voiture de rêve avec ses études, ses frais de médecins…

                Quoi de plus simple que de rejeter la faute sur autrui et de régler les problèmes à coups de poings ?

                Un autre coup s’abattit. Cette fois, Yuri ne put l’éviter, acculer au mur. Il gémit lorsque ça claqua dans sa joue et que le sang emplit sa bouche. Il trembla, ferma les yeux et attendit que ça passe. Ça passerait forcément… Ça passait toujours. Quelque fois, c’était plus douloureux que d’autres mais ça finissait toujours de la même façon. Il se roulait dans son lit et pleurait en espérant que les bleus ne lui rendent pas la nuit impossible. Il savait que ses cours de sport seraient une véritable torture.

                Penser à ses douleurs qui surviendraient n’aidait pas à oublier celles qui s’abattaient maintenant.

                Il avala le liquide âcre en couinant.

                Le poing se leva encore.

                Mais Yuri ne sentit aucune douleur. Il leva la tête et écarquilla les yeux en découvrant un chevalier en armure blanche. Sa cape flottait derrière lui, constellée de petites taches carmines alors que sa belle épée, surmontée de joaillerie, était enfoncée dans le torse de l’homme. Celui-ci avait les yeux grands ouverts et un filet écarlate coulait de sa bouche.

                Yuri se serra contre le mur.

                Un chevalier ?

                Comme dans les films qu’il aimait tant et qu’il regardait souvent en rêvant d’un jour grimpé sur un cheval et de lever son épée auprès du Roi Arthur ou même de Jeanne d’Arc. Tant de rêves et de possibilités d’ores et déjà avorté vu que son rêve était une part du passé.

                Le passé qui l’avait rattrapé et qui se penchait doucement vers lui.

                Il ne voyait rien à cause du heaume inquiétant mais une aura rassurante émanait de cet individu et le rassérénait. D’autant plus qu’il devrait trembler ou pleurer de voir un cadavre.

                Un cadavre…

                S’en rendrait-il seulement compte ?

    - Bonjour. Dit une voix grave, virile mais toutefois rassurante.

                Le chevalier s’accroupit, retirant son épée qu’il rengaina. Le garçonnet essuya ses yeux mouillés.

    - Bonjour…

    - Où est ta maman ?

    - Partie… Depuis longtemps.

    - Viens. Invita-t-il.

                Il le prit dans ses bras et se redressa. Yuri eut la stupeur de voir que sa cape baignait encore plus dans le sang et que tout le dessous avait rougi. L’homme partit vers la porte qu’il ouvrit. C’était le jardin, ou plutôt la montagne de détritus qui leur servait de jardin, mais il y avait un haut et puissant cheval de trait. Le chevalier grimpa sur la selle et posa l’enfant devant lui.

                Il eut un sursaut de joie en réalisant. Il était à cheval ! Avec un des héros qui berçaient ses rêves et ses espoirs. Il ferma les yeux avec ivresse.

                Et dire que cette journée avait commencé si mal…

     

                Le chevalier déposa Yuri devant un orphelinat au bord d’une forêt. Des fontaines clapotaient doucement et les rires des enfants s’élevaient. L’homme poussa les grilles et l’entraîna vers une femme qui trottina vers lui.

    - Bonjour !

    - Gente dame. Sourit-il en s’inclinant.

    - Ce sang ? Chuchota-t-elle.

    - Celui de l’homme qui le frappait. Je l’ai exterminé et je préfère autant vous le laisser.

    - Merci bien.

                Elle s’accroupit et caressa les cheveux à l’enfant. Celui-ci continuait de regarder l’homme dans cette armure étincelante et se retenait de sautiller alors que ses yeux scintillaient de joie.

    - Occupez-vous bien de lui, je vous prie. Il fera un grand homme.

                Il se dirigea vers quelques autres enfants dont il caressa les cheveux. Des blonds, des bruns, des roux et des fillettes. Le bâtiment était sobre mais féérique alors que le grand portail digne d’un cimetière, du moyen-âge ou d’un illustre domaine titrait sobrement « La seconde chance ».

    - J’y retourne, à présent.

    - Bien ! Sourit la femme.

                Yuri courut vers l’homme et attrapa sa cape. Il eut un mouvement de recul lorsqu’elle libéra du sang entre ses doigts mais il fut content de sentir la main gantée lui ébouriffer les cheveux.

    - Monsieur ! Je peux savoir votre nom ? Demanda-t-il en souriant.

    - Macaw de Seskas. Répondit-il.

                Les yeux de Yuri s’écarquillèrent d’autant plus et il entrouvrit la bouche.

                Macaw de Seskas ? L’homme qui avait traversé les âges ? L’homme dont tout le monde parlait car il avait franchi des armées entières sans succomber ; celui dont on racontait qu’il était l’amant de la Mort et que jamais elle ne voudrait le ravir ; qui sauvait la veuve et l’orphelin ; qui était doux, gentil, juste mais aussi très beau selon les légendes et le bouche à oreille ?

                L’homme qui, le premier, lui avait donné envie de devenir un chevalier en lisant une fable où il pourfendait un dragon.

                L’homme qui, pour lui, était plus intéressant que Thésée, Percée ou même Hercules…

                Macaw de Seskas !!

     

     

    6 ans plus tard

     

                Yuri s’arrêta devant le portail de l’orphelinat « La seconde chance ». Il ne l’avait plus approché depuis plus de cinq ans mais aujourd’hui, il se retrouvait face à l’impossibilité de faire autrement. Le bâtiment n’avait pas changé et conservait son côté paradisiaque, presque hors du temps avec ses jardins fleuris, sa cour qui donnait sur la forêt le lierre qui grimpait sur les vieilles pierres.

                Il se rappelait les fontaines et les jeux.

                Bien sûr, un orphelinat comme celui-là, on ne le regrettait pas. Un orphelinat de cet aplomb restait dans le cœur et les mémoires et ce n’était que les inconvénients qui vous empêchaient d’y retourner.

                Lui-même serait revenu bien plus souvent s’il n’avait pas été emmené à Kaunas…

                Il poussa les grilles et reconnu le crissement caractéristique comme s’il l’avait entendu pour la dernière fois la veille même.

                Lorsqu’il traversa la cour où jouaient des enfants, il ne reconnut personne et s’en revigora. Ils avaient probablement tous été adoptés, comme lui. Il l’espérait au moins. Il savait qu’il n’avait pas une très bonne mémoire. Mais ça ne l’empêchait pas de reconnaître le doux visage d’Anita sous son chignon strict. Quelques mèches grisonnaient à présent mais elle restait très jolie avec ses rides du sourire…

    - Anita. Appela-t-il.

                Il se désigna en souriant.

    - Yuri « Vaitkus ». Mais à l’époque où je vous ai rencontré, c’était juste « Yuri ».

                La femme força un sourire. Qu’est-ce qu’elle avait vu passer d’enfant ? Comment pouvait-elle se souvenir d’eux tous ? Déjà qu’elle n’était pas capable de retenir un prénom… Elle le rejoignit toutefois et lui tendit la main pour la serrer.

                C’était impossible pour elle de lancer un « mais que tu as grandi ! » c’était loin d’être le cas. Elle supposait toutefois qu’il était parti il y avait bien longtemps vu qu’il avait oublié qu’elle n’avait pas la mémoire des noms.

    - Que tu as grandi, Yuri ! Rit-elle en le prenant dans ses bras.

    - Vous n’avez pas changé !

    - Tout le monde me le dit. S’amusa-t-elle. Au moins, revoir mes jeunes pensionnaires m’apprend que le temps s’écoule pour eux mais pas pour moi. Plaisanta-t-elle.

                Yuri rit doucement.

    - Tu es venu nous rendre visite ? J’en suis ravie ! Que deviens-tu ?

    - Je suis des études dans une école privée. Je vis à Kaunas.

    - Tu es dans une grande ville, au moins ! Tu dois avoir plein d’ami.

    - J’en ai quelques-uns. Mais...

                Il vit le visage d’Anita s’attrister. Il afficha son plus beau sourire pour qu’elle ne s’inquiète pas alors qu’il cherchait ses mots. La demande qu’il voulait lui faire était des plus étranges. Il sentait une part d’égoïste en voyant les enfants jouer sans se soucier des fracas de l’extérieur, eux à qui on faisait des leçons particulières et qui ne connaissaient pas la fourberie des vrais hommes. Ou qui, au contraire, y avaient été arrachés, comme lui…

                Mais ceux-ci étaient si jeunes. Il se permettait d’espérer que leur vie ait été irradiée de Soleil…

    - Yuri ? Incita Anita, toujours inquiète.

    - Pardon ! Je… Je viens vous voir avec un peu d’égoïsme. S’excusa-t-il.

    - Parle-moi ouvertement. Nous sommes tous égoïste un jour où l’autre. Rassura-t-elle.

                Yuri opina.

    - Je suis venu pour voir Macaw de Seskas. Vous savez… l’illustre chevalier.

    - Je sais qui il est. Dit-elle doucement.

                C’était bien le seul nom dont elle se souviendrait toujours…

                Un des seuls noms.

    - Pourquoi veux-tu le voir ? Tu sais que c’est un chevalier qui vit dans l’ombre. Sa vie doit rester dans le monde des secrets. Rappela-t-elle d’une voix douce.

    - Bien sûr… Mais j’ai besoin d’une Raskovnik… J’en ai cherché partout. J’ai arraché tous les trèfles à quatre feuilles que j’ai trouvés, j’ai fouillé chaque recoin des jardins mais à chaque fois, je n’en trouvais pas. C’est le chevalier qui flirte avec la Mort, le chevalier qui a entre ses doigts la magie… Il doit savoir où il y en a…

    - Viens. Dit-elle.

                Anita le prit par l’épaule et l’emmena à l’intérieur en faisant signe à une femme pour qu’elle s’occupe des enfants à sa place. Elle entraîna alors Yuri dans les couloirs de l’orphelinat. Il les connaissait encore suffisamment, si rien n’avait changé, pour s’avoir qu’elle l’emmenait dans la cuisine.

                Et il se rendit rapidement compte qu’il avait raison.

                Anita lui sourit doucement et prépara du thé en lui proposant une chaise. Il s’assit à une petite table qui puait les légumes et la viande, rappel olfactif qu’elle servait avant tout de plan de découpe.

    - Bien. Dit Anita en revenant vers lui.

                Elle prit place tandis que la bouilloire commençait à chauffer.

    - Pourquoi veux-tu une Raskovnik ?

    - Ma mère est souffrante.

    - Ta mère ? Répéta-t-elle.

    - L’adoptive. Expliqua-t-il alors.

    - Je comprends… Ça doit être difficile de voir quelqu’un qui nous aime et qui nous a choisi partir comme ça. Malheureusement, il faut que tu te rendes compte que la Mort doit survenir… Sa grande faucheuse à un million de subterfuge et quelquefois, ils sont horribles. Tu devrais être à son côté au lieu d’être ici. Lui intima-t-elle avec douceur.

    - Ma mère souffre… Je ne veux pas qu’elle meure en m’ayant à son côté mais qu’elle survive ! Aucun médecin ne sait ce qu’elle a ! Ça fait trois ans qu’elle souffre sans qu’on ne sache ce qui la frappe.

    - Si tu ne repars pas à Kaunas, à son côté, elle n’aura ni l’un, ni l’autre ! Protesta Anita.

    - Je vous l’ai dit : je suis égoïste. Je n’ai vécu que deux ans et demi joyeux avec elle. Bien sûr, ces trois longues années passées étaient bien aussi mais c’était trop différent…

                Il regrettait les longues balades dans les parcs ou encore les journées en salle de sport. Et sans parler du travail dans le jardin ou le moment où ils cuisinaient ensemble. Maintenant, il devait s’occuper du ménage et du repas. Bien sûr, ça ne le gênait pas et ils vivaient bien puisque sa mère touchait des revenus d’invalidité en plus de bourses parce qu’il allait à l’école mais sa vie avait perdu le goût paradisiaque qu’on lui avait offert.

    - Yuri…

                Anita se passa la main sur le visage. Elle se leva et récupéra des tasses ainsi qu’un sucrier. Elle se mordit la lèvre inférieure.

    - Très bien… Je peux te dire où est Macaw de Seskas… Mais ce n’est pas parce que tu sauras où il est qu’il pourra t’aider. Il est très occupé. J’espère que tu t’en rends compte. Il se pourrait bien qu’il ne puisse pas t’aider et que tu rates les derniers instants de ta mère…

    - Je ne les raterais pas.

    - Dans ce cas…

     

     

                Yuri repoussait les branches qui menaçaient de cogner son visage à tout instant. Lui qui se languissait des balades avec sa mère était bien servi. Même pire. Il n’avait jamais fait si éreintant. Ce paysage était vallonné et il ne cessait de se prendre dans des trous de racines. Il ne savait pas comment il n’était pas encore tombé face la première.

                Il prenait toutefois un peu le temps de regarder les oiseaux qui étaient posés ça et là. Quelques mésanges qui chantaient doucement, un beau moineau qui le suivait en sautillant, des écureuils qui fuyaient à son approche ou des escargots qui se baladaient à leur vitesse habituelle. Il appréciait aussi les fleurs et les champignons qu’il découvrait partout. Il n’y avait bien que ça pour se donner du courage puisqu’il marchait depuis bien longtemps.

                Il était parti ce matin, après une bonne nuit de sommeil à l’orphelinat, et le zénith cognait à présent. Il était affamé et il venait de boire sa dernière bouteille…

                Certes, c’était moins lourd mais tout de même ! Il préférait porter plus et ne pas mourir de déshydratation…

                Il haussa un sourcil en entendant du bruit.

                Il écarquilla les yeux en voyant un arbre foncé vers lui. Paniqué, il recula. Comment faisaient-ils dans les films et les séries ? Il se vit faire un saut prodigieux sur le côté mais il trébucha sur une racine et roula avant de se cogner dans un autre arbre. Mais ça l’avait dévié de la trajectoire de l’arbre et il retrouvait sa respiration en soufflant doucement. Il ne pouvait s’empêcher de trembler.

                Anita lui avait bien dit que ce n’était pas un endroit sûr.

                Elle lui avait dit de ne pas y aller…

                Pourquoi l’avait-il fait, au juste ?

                Ah oui. Pour la chose la plus importante qui existe ici-bas. L’amour de sa mère…

                Il se redressa péniblement et chassa les feuilles qui s’étaient collées à son pantalon. De la terre la souillait et il ignorait si on pourrait seulement rattraper les dégâts… Il espérait bien que oui. Surtout que ce serait peut-être la dernière chose qu’il aurait de sa mère.

                Il n’était pas si stupide qu’il en avait l’air. L’épée de Damoclès que lui avait jeté Anita restait dans un coin de sa tête.

                Malgré tous ses efforts, sa mère pourrait succomber.

                Il souffla et continua son ascension sur cette colline bien trop pentue. Il entendait d’autres craquements résonner dans la forêt. Des oiseaux s’envolaient, des écureuils s’encouraient et des branches s’effondraient. Il redoutait le moment où un autre tronc céderait et foncerait droit sur lui.

    - M… Ma… MACAW DE SESKAS ! Cria-t-il.

                Il allait répondre, n’est-ce pas ?

                Il le souhaita ardemment et se laissa tomber à genoux. Il était si épuisé. Il devait s’arrêter quelques instants…

                Il devrait trouver une source…

                Un nouveau craquement attira son attention.

                Il s’obligea à redresser la tête, même si elle lui paraissait horriblement lourde, et écarquilla les yeux en voyant un nouveau rondin foncé vers lui. Et pour l’accompagner, des pierres, des branches et des gravats de terre.

                Il en avait évité un par chance…

                Était-ce l’heure de faire ses prières ? Devait-il être content d’au moins partir avant sa chère mère ?

    - Attention !

                Une voix claire et douce.

                Il redressa la tête et vit une personne vêtue de blanc. Son souffle se coupa alors qu’il entendait un doux sifflement. Une créature surgit et fonça sur cet individu. Il retint la gueule béante aux crocs proéminents. Un cri retentit alors que les débris cognaient son corps.

                Yuri, la bouche grande ouverte, reconnu alors les écailles luisantes d’un serpent. Un ? Non… trois… quatre ?

                Il compta aussi rapidement qu’il le pouvait dans cette masse qui bougeait sans cesse.

                Douze ?

                Douze gueules béantes de serpents aux crochets blancs et rutilants. Douze corps linguiformes raccrochés à une seule queue. Une hydre de Lerne rampant sur le sol et au venin certainement redoutable.

                Yuri tremblait et chercha la force dans le dos de cet inconnu. Il vit une épée se lever et sa peur s’annihila d’un seul coup. Une épée blanche surmontée de joaillerie comme des diamants, des quartzs, des pétalites, des saphirs et des topazes blancs.

                Une épée digne d’un Noble !

    - Macaw de Seskas !

    - Yo ! Lui lança-t-il jovialement.

                Son épée trancha une tête dans un crissement désagréablement. Des écailles tombèrent sur le sol et Yuri en ramassa une juste avant qu’une tête ne tombe. Macaw attrapa le membre décapité et le jeta sur deux autres qui s’entrechoquèrent si violemment que toute la bête recula.

    - Je reviens ! Lança le chevalier d’une voix guillerette.

                Il bondit et le garçon le vit planter sa lame dans le crâne d’un serpent, juste entre les deux yeux. Le même crissement étrange retentit.

                L’adolescent posa alors un regard sur ce qu’il avait dérobé : un bout de la cuirasse de la bête. Il écarquilla les yeux en réalisant qu’elle était constituée d’un métal très résistant. Il ne pouvait le tordre et ça semblait, au moins, être de l’acier.

                Relevant la tête, il vit le chevalier bondir sur une autre tête qu’il trancha, passer sous une gueule et piquer le menton d’un serpent.

                Yuri se redressa péniblement et se laissa légèrement glissé le long de la pente devenue poisseuse, pour se glisser derrière un chêne où il s’accrocha. Il dérangea des fourmis qui l’attaquèrent, l’obligeant à les chasser.

                Il se pressa un peu plus contre le tronc et ne put retenir un sourire. Comme s’il était au cinéma, en sécurité. Une immersion plus exceptionnelle que la 4D bien que les odeurs pestilentielles qui se dégageaient des serpents lui indiquaient pourquoi on n’irait jamais jusque là en matière de septième art.

                Macaw lâcha son épée, tirant une plainte à son admirateur, passa sous une tête et évita un trait de venin acide avant de bondir sur un second crâne. Lorsque le liquide fut projeté, il l’esquiva d’un bond agile et atterrit sur une branche basse alors que les aiguilles d’une bête fondaient. Les deux têtes, devenues ennemies, s’attaquèrent.

                Yuri compta combien il en restait. Sept.

                C’était tellement et à la fois si peu…

                Mais il ne voyait plus le chevalier et le serpent reniflait activement. Il pâlit et recula. Son pied ripa sur un caillou et il trébucha. Précipiter vers le bas de la montagne, sans pouvoir se raccrocher à quoique ce soit, il vit la créature foncé. Il entendit un rire.

                Des gerbes de sang lui éclaboussèrent le visage et il vit un immense pieu entre les deux mâchoires entrouvertes de la créature.

                Son cœur battait à tout rompre et il était au bord des larmes. Décidemment, c’était bien plus plaisant de rester bien au chaud, au fond de son divan, avec des popcorns et des chips.

                Perché sur le bout de bois, tenant en équilibre sur un pied, le chevalier avait une main sur les hanches et une main en signe de rock’n’roll devant le visage.

    - Tout va bien ! Lança-t-il gaiement.

                Il sauta et atterrit sur une tête de serpent qui s’empala sur son épée avant qu’il ne l’arrache par au-dessus. Tous ces craquements donnèrent la nausée à Yuri mais il ne put s’empêcher de regarder ces éclairs blancs malmener la créature jusqu’à ce qu’il ne reste plus une tête mouvante ; jusqu’à ce qu’il ne reste plus qu’une mare de sang maronné qui coulait vers les pieds du garçon, écœuré.

                Pourtant, en voyant la dernière tête tombé, il retrouva de la force et courut vers le chevalier toujours tout de blanc. Il se rapprocha et sautilla comme un enfant. Il portait une tunique blanche et par-dessus, quelques pièces plus dures, peut-être en platine, comme un ceinturon, des brassards, des épaulettes et un étrange plastron mais aussi des jambières et des bottes. Pour achever le tableau, il avait revêtu une couronne frontale avec des diamants à moitié dissimulées par des mèches blondes. Ou… était-ce de l’or ? C’était difficile à dire avec les éclats du Soleil qui filtrait au milieu de la végétation.

                Yuri s’arrêta près de lui et s’agenouilla comme dans les films lorsqu’un chevalier faisait face à son monarque.

    - Seigneur Macaw de Seskas… J’ai attendu six ans pour vous revoir.

                Il redressa la tête, humble, mais radieux.

                Il ne découvrit pas une expression fermée, ni celle d’un grand frère. Il voyait là un grand et large sourire enfantin.

    - Bonjour !

                Il regarda le chevalier sautiller dans la mélasse infâme, projetant des taches sur sa tenue jusqu’alors immaculée.

                Yuri fut frappé par cette attitude. Était-il comme ça auparavant ? Non… Quand il était jeune, quand il avait été sauvé, ce n’était pas par une personne aussi frivole. Et pas aussi fluette. Pourtant, il portait l’épée.

                L’épée de Macaw de Seskas.

                Et il avait répondu à ce nom. Pas vrai ?

    - M… Macaw de Seskas ?

    - Ouaip. C’est moi ! Sourit-il en se montrant.

    - Vous… vous êtes si différent…

    - Aaaaah ? Je suis différent, moi ? Sourit-il.

    - O… Oui…

                Toute son autorité semblait s’être évaporée et avec elle, sa classe. On aurait plus dit… lui, essayant de jouer au chevalier.

                Il serra les dents en le voyant s’éloigner vers le haut de la colline. Il avait de longues enjambées et ne semblait pas souffrir de la fatigue. Ça ne pouvait être que le trompe-la-mort des histoires qu’on lui avait raconté. Sa mémoire lui jouait-elle des tours ? Avait-il vu quelqu’un de fort et fiable car il venait de l’arracher à son père abusif ?

                Toujours était-il que, frivole ou pas frivole, c’était Macaw de Seskas ! Jamais Anita ne l’avait dissuadé de le rejoindre parce qu’il risquait d’être déçu ou de ne pas trouver celui dont il avait besoin. Juste que c’était dangereux…

                Il courut derrière lui et dut forcer pour atteindre le sommet de la colline. Macaw avait remis sa cape qui flottait derrière lui et avait récupéré son paquetage. Son épée battait ses cuisses et il s’étirait. Contraste impressionnant de la force et de la classe avec une attitude beaucoup trop relâchée au goût du garçon. Il courut pourtant le rejoindre, haletant déjà.

    - Attendez !

    - Oh… Encore toi ? Sourit-il. Comment tu t’appelles, au fait ?

                Il pencha la tête sur le côté.

    - Je… Je m’appelle Yuri Vaitkus. J’ai besoin de votre aide.

    - Mon aide ? Oh !

                Il sautilla de plus belle et ouvrit son sac en sifflotant. Yuri se mit une baffe mentale et ravala ses appréhensions même s’il ne pouvait calmer ses frissons.

    - Oui ! J’écoute. Dit-il en s’apprêtant à noter sur son calepin.

    - Je… J’ai besoin d’une Raskovnik.

    - Une Raskovnik ? Répéta-t-il.

    - J’ai cherché partout… C’est pour ma mère qui est malade. Je vous en prie.

                Yuri posa un genou sur le sol et lui lança un regard suppliant.

    - S’il vous plaît. Ma mère est tout ce qu’il me reste. Vous êtes un chevalier… C’est votre boulot, hein ?

                Il tendit la main pour en prendre une. Il l’aurait embrassée s’il ne portait pas son gant. Il ne tenait pas à avoir le désagréable goût du métal sur ses lèvres.

    - Inutile de te mettre dans de tels états ! Je vais t’aider si c’est pour sauver une maman ! S’égosilla-t-il.

                Il s’accroupit et lui serra la main. Yuri écarquilla les yeux en croisant les yeux vert pomme rieurs.

                Macaw de Seskas… n’avait que dix-huit ou dix-neuf ans ?

    - A… Alors, vous allez en trouver une ? Sourit doucement le garçon.

    - Bien sûr. Pourquoi ne le ferais-je pas ?

                Il regarda son calepin et le rangea avant de le fourrer dans son sac.

    - Je devais me débarrasser d’un monstre lacustre mais les mamans, c’est mieux !

    - Euh… Ouais…

                Le chevalier se redressa et lui tendit la main. L’adolescent l’accepta et se fit relever par le jeune homme qui le relâcha avant de partir vers l’autre versant de la colline. Le garçon se mordit la lèvre inférieure.

    - Comment on en trouve alors ? Je sais que ça ressemble à des trèfles… Est-ce que vous possédez une vision spéciale ?

    - Une vision spéciale ? Rit-il. Non. Tu verras !

                Il lui décocha un sourire et courut le long de la colline, étendant les bras pour retenir l’air et ne pas tomber trop vite.

                Yuri soupira. Dire que c’était l’homme qu’il avait adulé si longtemps… Ça faisait vraiment ça quand on était déçu ?

     

     

                Yuri serrait les dents en regardant Macaw agenouillé dans l’herbe.

                Est-ce qu’il n’y avait que lui pour réaliser que sa tunique prendrait une sale teinte verte ? Est-ce qu’il était le seul à se rendre compte à quel point c’était ridicule de laisser sa cape traîner sur le sol et tout ça pour fouiller sous un tronc. Son cœur se comprimait à mesure qu’il le voyait se rendre si ridicule.

                Comment…

                Comment pouvait-il ? Non… même avec sa somptueuse cape, même l’épée à la main, il ne pouvait pardonner le ridicule dans lequel il s’enlisait. Bien sûr, il se rappelait à quel point il avait battu avec grâce et élégance, semblant fait pour être chevalier… Mais il ne pouvait voir autre chose que ces enfantillages. Un homme qu’il avait rencontré quand il était gamin ne devrait pas avoir régressé comme ça.

                Peut-être s’était-il fait attaquer par une étrange créature ?! Peut-être qu’il pouvait le sauver ! Il le souhaitait ardemment…

                Il se pencha au-dessus de son épaule.

    - Hm… Macaw de Seskas ? Lord ? Comte… euh…

    - Juste Macaw. Lança-t-il avec enthousiasme. Et je n’ai pas de titre de Noblesse. Ajouta le jeune homme.

    - Ah non ? Je… croyais…

    - Pourquoi j’en aurais ? Demanda-t-il.

                Sa voix était plus douce mais toujours bien trop heureuse.

                Trop heureuse…

                C’était étrange de ne pas vouloir voir quelqu’un heureux, non ? Il méditait sur cela lorsque le chevalier se redressa. Il rejeta sa cape en arrière et sautilla.

    - Lààààààààà !

                Il courut vers un autre arbre et se remit à genoux.

    - Écoutez… Vous savez ce que vous faites ?

                Yuri le suivit.

    - Peut-être que vous ne savez que battre des monstres ?

                Avec son physique, ça ne devait pas être trop compliqué à bien y penser…

    - Oh ? Non ! Je suis aussi capable de créer des potions et de reconnaître les champignons vénéneux des comestibles ! Sourit-il. Je suis aussi un très bon nageur et… je suis bon en sport ! Sourit-il.

    - Mais… pour le Raskovnik ? Chuchota Yuri. Vous savez ce que c’est, hein ?

    - Bien sûr… C’est une plante qui peut tout guérir et tout ouvrir ! Elle lève les maléfices ! Seulement… Qu’est-ce qu’elle a, ta maman ? Questionna-t-il d’un air soucieux.

    - Personne ne le sait…

    - Tu as été voir une Baba Yaga ?

    - « Une » ? C’est une personne…

    - C’est une profession. Rit Macaw.

    - Dans les contes…

    - Je sais. Mais c’est une profession. D’ailleurs, dans certains contes, il y en a plusieurs…

    - C’est une vieille femme. Soupira Yuri.

                Macaw s’assit et mit ses jambes en tailleur. L’adolescent frôla l’arrêt cardiaque et s’agenouilla lorsqu’il pencha la tête sur le côté en portant son doigt à ses lèvres.

    - Non, non… C’est une profession. Elles sont généralement vieilles car il faut apprendre très longtemps. Expliqua-t-il. Sinon, comme il y en aurait une qui traverse les âges ?

    - Et vous ? Souffla le garçon.

                Le jeune homme se remit à quatre pattes et fouilla.

    - Ouiiiiiii !! S’écria-t-il.

                Il sortit quelque chose du trou et sourit de toutes ses dents.

    - C’est…

                Yuri se leva en se passant la main sur le visage.

    - Où est l’homme qui m’a libéré de mon père ! Pourquoi tu es à peine plus âgé que moi ? Pourquoi tu t’extasies sur tout ?! Pourquoi tu souris comme un idiot alors que je suis en train de te crier dessus ?!

    - Il y a tellement d’explications. Sourit Macaw.

    - Et ? Et ! Donne m’en une ?

    - Je crois que je n’en ai pas envie. Tu n’es pas gentil pourquoi on te récompenserait ?

    - Ça va. Grogna Yuri. Tu es un idiot qui te fait passer pour Macaw de Seskas ! Tu dois être très bon en costume !

    - J’ai tué ce Zmeï, tu te souviens ? Dit-il, le visage toujours aussi illuminé.

    - Peut-être que c’était de très bons effets spéciaux ! Après tout, c’est quand même bizarre de voir un type se battre contre un super monstre juste quand il faut ! Anita a dû se moquer de moi. Elle veut que je rentre voir mourir ma mère !

                Macaw continuait de sourire. Yuri siffla et donna un violent coup de pied. Le jeune homme bougea les mains, visées, et se déplaça. Le coup fut porté dans sa mâchoire et il cracha un peu de sang.

                Yuri fut secoué.

                Il souriait.

                Les dents nappées de sang, les lèvres rougies.

                L’adolescent partit en courant.

                Macaw attendit de ne plus voir qu’une silhouette pour doucement poser ce qu’il avait trouvé : un hérisson.

    - J’aurais besoin d’une Raskovnik.

                L’animal sortit lentement de sa boule puis se mit en marche. Son petit nez fouinait ça et là. Le jeune homme se leva et épousseta sa tenue. Pour les pièces rutilantes, il pouvait faire quelque chose mais il eut une petite grimace en réalisant qu’Anita lui en voudrait beaucoup pour ça.

     

                Le hérisson sauta sur une herbe qu’il commença à mâchonner.

    - Ah ! Tu manges tout ! S’il te plaît ! Est-ce qu’il y en a d’autres ?

                L’animal leva sa tête vers lui et continua de mâchonner. Il avait à peine fini qu’il s’attaquait à un second. Macaw en cueillit une en riant.

    - C’est un champ ! Eh bien !

                Il montra la plante au hérisson qui opina simplement.

    - Est-ce que tu veux que je te ramène après ?

                Nouveau hochement de tête.

    - Génial ! Sautilla Macaw.

                Il fit tourner la plante entre ses doigts.

    - Herbe à qui rien ne résiste, ni les chaînes, ni les maladies, ni les fermetures… ni le malheur… Quel honneur de te voir encore.

                Il la glissa dans ses cheveux et se laissa tomber dans le champ. Le hérisson continua de manger.

    - Toi non plus, tu ne veux pas être malheureux, hein ?

                Il sourit de toutes ses dents et mit ses mains derrière son crâne, observant des nuages qui prenaient de sublimes formes.

    - Être heureux, c’est tellement mieux…

                Macaw eut une pensée triste pour Yuri. Si seulement il s’était rendu compte que le bonheur le guidait et que c’était ce qu’il avait de mieux ; s’il avait réalisé qu’il était fort mais débordant de vie, il ne foncerait pas vers son propre malheur. La Raskovnik aurait guéri sa mère quoiqu’elle ait, et elle l’aurait peut-être rendu aussi guilleret que lui…


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