• L'amour rend sourd

    Ce petit texte a été écrit dans le cadre d'un concours. Le thème : Le bruit.

     



     

    Je me prénomme Jeanne et j’ai plus de septante ans. Avec le temps on finit par cesser de compter les années et par oublier quel est son âge exact. Vais-je atteindre septante-cinq ou septante-six ans... je m’appuie toujours sur mes invités pour me le rappeler.
    J’habite avec mon époux, Adam, dans une petite maisonnée. Par moment, on se dit qu’on devrait entrer en maison de repos puis on repousse l’idée et l’on continue de vivre comme avant, comme un petit couple avec son train-train habituel.
    Je gémis en entendant ce bruit que je perçois à longueur de journée. Je me dirige vers la table et écris un petit mot pour l’homme que j’aime après plus de quarante-cinq ans de mariage.
    Mais après quarante ans de mariage, nous avons commencé à communiquer par papier essentiellement. J’aurais préféré que l’on puisse faire différemment malheureusement le destin en a décidé autrement.
    Je dépose le mot puis pars faire les courses. Ça me demandera encore des heures mais j’ai, au moins la satisfaction de pouvoir le faire moi-même. Une de mes amies fait appelle à une aide sociale mais se plaint continuellement de ce qu’il en ressort. Par conséquent, moi, je ne peux m’en prendre qu’à moi en cas de problème !

     
    « Tu l’entends toujours ? » m’attend un petit message lorsque je veux ranger les courses.
    Quatre mots écrits de sa douce main.

    Je tends l’oreille. Rien. Ce bruit me rendait folle. Je suis la seule à le percevoir, je crois, un bruit constant, lourd et gênant. Répétitif, fixe...

    Mais quand j’invite mes amies ou demande leur avis au plombier, à l’électricien ou qui sais-je encore de venir, personne – et moi compris – ne l’entende.
    À croire que j’ai vraiment perdu la tête. Peut-être l’âge après tout. Je ne suis pas à l’abri de la sénilité, surtout pas lorsqu’on n’est déjà plus capable de se rappeler son âge exact.
    Et peut-être aussi que le manque de contact influe. Entre mon mari et moi qui ne nous parlons plus, ou presque, et la mort de notre chat Bouboule, une jolie petite bête blanche, mort il y a un an. Sans oublier que nos enfants, eux, ne viennent nous voir que pour les fêtes, sinon, ils nous abandonnent dans notre solitude.

    Ah ça, nous avons fait deux magnifiques enfants. Une jolie femme de quarante ans maintenant, avec trois enfants, secrétaire médicale et mariée au médecin pour qui elle travaillait. Et un brave homme de quarante-cinq ans, architecte, marié à une jeune femme de trente ans, qui est décoratrice d’intérieur, et père de deux fils.
    Et si ma vie est plutôt belle malgré la solitude, j’entends ce bruit, tout le temps au point où je me demande si ce bruit n’est pas l’insolente mélodie de mon esseulement.

     


    Je me prénomme Adam, j’atteins difficilement les quatre-vingts ans et je n’ai d’yeux que pour mon épouse. Je l’ai rencontrée un soir d’été, il y a quarante-six ans, à l’aube de ses vingt ans. On s’est de suite plu et après des épousailles à la hâte, car notre petit Gregory grandissait en son sein, on ne s’est plus jamais abandonné.
    À l’époque, il était impensable que l’on ait des relations impures mais nous étions jeunes, amoureux et nos hormones étaient aussi puissantes que nos idées avant-gardistes.
    Je ne pourrai jamais déplorer ces temps perdus, nous étions certes, jeunes et naïfs, mais je ne pourrais regretter notre amour, notre mariage, nos enfants.
    Mais les choses ont bien changé. Un accident dans la métallurgie où je travaillais m’a rendu sourd il y a environ dix ans à présent. Depuis, si je peux parler à ma femme, je n’entends plus le doux son de sa voix et on est forcé de communiquer par papier.
    Je me trouvais trop âgé pour apprendre la langue des signes et je n’ai jamais été bien doué pour lire sur les lèvres. Nous sommes heureux ensemble, ça, ça ne changera jamais mais je ne pourrais jamais cacher que l’on se perd un peu.
    Ma Jeanne se croit devenir folle depuis un peu plus d’un an, depuis la mort de ce pauvre Bouboule qui s’est jeté sur un de nos restes de poisson et s’est étranglé avec une arête.
    Elle entend des bruits étranges, elle a fait appel plus d’une fois à des inspecteurs pour vérifier chaque coin de notre maison. Elle a eu recours aux dératiseurs et aux autres exterminateurs en tout genre.
    Ses amies sont venues aussi et personne n’a rien vu. C’est évident bien sûr. Ma Jeanne n’a plus assez de force depuis un an, l’âge – sans aucun doute – et elle ne sait plus bien fermer les robinets qu’elle trouve trop durs.
    Le bruit qu’elle entend tout le temps n’est que les « plocs plocs » des gouttes d’eau tombant dans l’évier. Je repasse toujours derrière elle et ferme bien. Plus d’une fois, j’ai essayé de lui expliquer. « C’est l’évier » lui ai-je écrit à maintes reprises mais elle s’est contentée d’appeler le plombier. Elle ne comprend pas. Elle pense que c’est une fuite... puis elle oublie et ne perçoit plus que ce bruit qui la fait devenir folle.
    J’ai perdu l’ouïe il y a dix ans et j’ai appris à observer. Quelquefois, je lui souhaite de perdre l’ouïe quelques jours et d’apprendre à regarder avec attention, car je ne suis pas sûr de rester sur terre encore longtemps avec elle.
    J’espère sincèrement que l’on disparaîtra en même temps... car je n’aimerais pas la voir souffrir, la voir partir.
     

     

    © Angelscythe 2012

     

     


  • Commentaires

    1
    Réou
    Jeudi 26 Janvier 2017 à 17:41

    magnifique et touchant

     

      • Jeudi 26 Janvier 2017 à 17:48

        Merci ! Ça me va droit au coeur !

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