• Les lumeçons

    Le premier Lumeçon

     

     

    296 après J-C

     

                Ydris bêchait le champ de ses mains calleuses. Mais sa mère ne lui avait pas appris à protester, qu’importe la douleur, qu’importe la sensation de chaleur qui se propageait dans ses mains. Et pourtant, il n’avait que neuf ans… Néanmoins, c’était son travail et que pouvait-il faire si ce n’était le travail qu’on lui sommait de faire ? Ça aurait été bien présomptueux de protester. En fait, il l’avait déjà fait… La première fois, son père l’avait tellement roué de coup que les douleurs encourues en retournant la terre ne valait rien à côté ; la seconde fois, le goût de son sang avait irradié sa bouche et sa gorge ; la troisième fois, il avait fini par comprendre qu’il n’avait pas son mot à dire…

                Ensuite, sa sœur tirait le lait des vaches, prenait les œufs, tranchait les têtes des volailles et les plumait pendant que lui labourait le champ, faisait les semis, coupait le bois et assistait son père dès qu’il fallait.

                Mais ce n’était pas à sa sœur qu’il en voulait… Jamais à elle. Surtout pas quand elle lui lançait son grand sourire innocent, ses yeux bleus pétillants de mille feux. Les mêmes yeux qu’il avait…

                Ce jour-là, comme tant d’autres jours, il ramena sa bêche dans la grange pour la poser parmi tous les autres outils. Mais ce jour-là était bien différent des autres… Son père retournait le foin pour en prendre quelques morceaux à distribuer aux vaches. Les temps avaient été plus arides que prévu… Les pauvres s’amaigrissaient et trouver de l’eau était bien compliqué.

    - J’ai trouvé un époux pour Nerys.

                C’était la voix de son père…

                Il l’avait souvent entendue grave mais pas joyeuse comme ça. Il se mordit la lèvre inférieure et se recroquevilla sur lui-même pour se tasser à côté de l’entrée. Ses parents lui avaient toujours dit qu’écouter aux portes était mal et ils devaient avoir raison. Mais il s’agissait de sa sœur.

                Sa sœur jumelle.

                Si la peur ne lui permettait pas de se tracasser et de mépriser les règles alors, honnêtement, qu’est-ce qui lui accorderait ?

                Il savait pertinemment ce que « avoir un époux » voulait dire. Parce qu’ils avaient une grande sœur qui avait été mariée il y avait trois ans et qu’ils ne l’avaient plus vue depuis cet instant fatidique.

                Alors le mariage, ça devait forcément être mal… Les explications de ses parents, relâchant une date, un nom et leur joie était, pour lui, tout sauf heureux. Il ne comprenait qu’une seule chose à tous ces mots : on comptait lui arracher sa jumelle.

                Et ça, il ne pouvait le tolérer !

     

    Quatre ans plus tard

     

                Lorsque George de Lydda entra dans la ville de Mons, il vit la tristesse sur les regards. Son fier destrier avançait lentement, ses sabots claquant fortement mais régulièrement. Une foule de chevalier marchaient au pas derrière lui. Il demeurait silencieux mais voyait les plaintes sur les visages meurtris et ça ne lui plaisait pas.

                À chaque fois qu’il voyait le peuple torturer, il était inévitablement poussé vers eux. Il voulait savoir ce qu’ils avaient et ce qu’il pouvait faire pour eux. C’est ainsi qu’il se pencha vers une vieille femme dans des vêtements rapiécés qui inclina la tête pour le saluer.

    - Bonjour, vieille femme. Que se passe-t-il par ici ?

    - Bonjour, Noble Chevalier… C’est à cause du Ducasse…

    - Le Ducasse ? Répéta le dénommé George.

    - Vous ne le connaissez pas ? On ne parle que de lui dans la région… C’est ce dragon…

                Elle désigna les landes. Une magnifique construction surplombait la ville. Un château fort récent que l’on voyait depuis bien loin. Le même château qui l’avait incité à traverser la Belgique pour voir ce qui se terrait par ici. Un Roi inconnu ? Un peuple à occire ou à rallier à sa cause ? Juste quelqu’un qui pouvait leur offrir le gite et le couvert, qu’ils puissent se reposer après toutes les croisades, les tueries et autres…

    - Un dragon qui vit dans un château ?

                La femme opina.

    - Il a capturé une jeune fille. Enchaîna-t-elle. La jeune Nerys…

                Elle porta sa main à son cœur, baissant les yeux.

    - Ça remonte à deux mois… Elle allait se marier et il a tué son époux avant de la kidnapper. Il ne fait aucun doute qu’il désir une vierge. C’est ce que veulent tous les dragons… Chuchota-t-elle.

    - Tous les dragons. Approuva un des piétons aux côtés de George.

    - Nous les avons vus faire de nombreuses fois. Continua un autre, retirant son casque de sa chevelure blonde.

                Il se passa la main dedans, secoua la tête puis remit son heaume.

    - Monseigneur le Chevalier, pouvez-vous faire quelque chose ?

    - Bien sûr que je le peux, gente Dame. Répondit George.

                Il tourna la tête vers le château. Pouvait-il vraiment faire quelque chose ? Parce qu’il n’avait jamais connu de dragon qui avait un château ! Mais, après tout, il fallait un début à tout ! Il ignorait comment ça se passerait mais il assumait qu’il pourrait battre la bête. Il ne redoutait pas cela…

    - Allons-y !

                Il fit un geste vers ses hommes qui acquiescèrent. Ils n’avaient aucune envie de prendre part à ce combat et de marcher encore… Mais pouvaient-ils vraiment donner leurs avis ?

                Les onze guerriers, seuls survivants de nombreuses batailles, lui emboitèrent le pas.

     

     

                George cogna à la porte en bois de l’immense château qu’on lui avait sans cesse désigné. Il attendit, la main fermée sur la poignée de son épée. D’un seul coup d’œil, il s’assura que ses hommes étaient prêts. Il porta même sa seconde main à la croix qui dodelinait sur sa poitrine avant d’affirmer sa prise sur son arme.

                Les portes s’ouvrirent en grinçant. Le Chevalier son épaule mais il ne put se résoudre à l’abattre lorsqu’il vit de grands yeux bleus et une jeune fille à peine âgée de douze ans. Elle lui offrit un sourire frais de ses lèvres rouges. George s’assura rapidement qu’il n’y avait pas de trace de la bête reptilienne avant de rabaisser son épée.

    - Bonjour, mon enfant. Je suis Sir George de Lydda. Je suis venu pour pourfendre le dragon.

    - Pour pourfendre le dragon ? Répéta-t-elle d’une petite voix.

                Il opina en souriant.

    - Est-il ici ?

    - Où pourrait-il être d’autre ? Souffla-t-elle, la voix à moitié étouffée. Mais…

                Elle se mordit la lèvre inférieure. Un des chevaliers sursauta lorsqu’il entendit un cri pourfendre les murs. Il écarquilla les yeux et se rapprocha du cheval de George. Ses doigts se fermèrent autour des rênes pour que l’homme puisse descendre sans heurt.

    - Préparez-moi ma lance. Ordonna-t-il.

                Un des plus jeunes garçons s’approcha à la hâte, lui présentant ladite arme. Le Seigneur le remercia et soupesa le bois comme il le faisait à chaque fois. Comme si la lance avait fondamentalement pu prendre en poids ou en perdre !

                Il s’avança dans le château, marchant en suivant les cris du dragon. Il entendait quelqu’un trottiner derrière lui. Il se doutait que c’était la jeune fille et jeta néanmoins un coup d’œil par-dessus son épaule.

    - Reste à l’arrière, ma petite.

    - Oui, mon Sieur. Mais… Le dragon, il…

    - J’ai entendu dire qu’il avait dévoré ton époux.

                George grimpa les escaliers. Le bruit des armures de ses hommes s’ajoutèrent au bruit ambiant. Ils ne pouvaient pas prétendre à la discrétion mais soit.

    - C’est vrai.

    - Tu seras bientôt libre, ma petite. Tu devrais d’ailleurs aller vers la porte.

                Il jeta un coup d’œil au bas des escaliers. C’était la seule fuite qui était à leurs portées. À celle de la fillette également.

                Il grimpa d’autres marches mais se reprit en réalisant quelque chose. La gamine était visiblement laissée sans la moindre protection. Il ne voyait aucune entrave sur ses poignets ou ses chevilles. Lorsqu’elle lui avait ouvert, elle aurait sans problème pu se faufiler et partir en courant. Mais elle était là, à le suivre, le visage tout inquiet. Bien moins que celui des villageois qu’ils avaient rencontrés.

                Tous avaient parlés de l’effroyable Ducasse. Tous l’avaient sommé de détruire la bête pour libérer la fillette.

                Il était empli de doute mais il y en avait bien un qu’il n’avait pas : celui de pourfendre un dragon. Il savait comment on tuait ces énormes reptiles et c’était tout ce qui comptait. Moins il y en avait sur cette terre, mieux c’était…

                Alors il passa dans la salle d’où venait tous les cris torturés.

    - Arrêtez, Monseigneur ! Il m’appelle.

                L’homme la regarda à l’instant où il entendit un hurlement. Il fut cogné par une masse entourée de cuir et manqua de tomber sur le sol dans un bruit de cliquetis métallique. Il se rattrapa comme il le pouvait et serra sa main sur sa lance.

                Un guerrier attrapa la petite fille pour l’éloigner de la cohue alors que ses collègues fonçaient dans la pièce. La bête reptilienne hurla alors que les coups d’épée pleuvaient. L’odeur de fer se souleva bientôt dans le vestibule et l’enfant beugla en voyant des pans de chair tomber.

    - Je vous en prie ! Cria-t-elle.

                La lance de George se souleva.

    - C’est mon frère !

                L’arme jaillit des mains de l’homme et se planta dans le cœur de la bête qui fut alors incapable de bouger si ce n’était quelques tressaillements qui le secouait cruellement. La jeune fille eut du sang qui sortit de ses lèvres.

    - Jumeau… Mon frère… Jumeau…

                Elle écarquilla les yeux alors que George regardait l’un puis l’autre.

    - Ma princesse… Chuchota le dragon.

    - Ton frère ? Répéta le Seigneur vers la petite.

    - Il…

                Elle déglutit difficilement, tombée à genoux alors qu’elle crachait un liquide carmin. Un des jeune Chevaliers se jeta auprès d’elle pour la serrer contre lui.

    - Mais quelle est cette sorcellerie ? Cria-t-il.

    - Mon frère… Il a vendu son âme… son âme au Diable… Il voulait me protéger… Couina-t-elle. Le Diable l’a transformé…

                La jeune fille ferma les yeux au moment même où le reptile faisait de même. George serra la main sur son crucifix.

    - Oh mon Seigneur. Viens-nous en aide, je T’en supplie.

                La lumière traversa un soupirail, caressant le corps inanimé de la demoiselle. Le dragon disparut soudainement, la poussière scintilla et la demoiselle remua légèrement tandis que les plumes voletaient.

    - Que se passe-t-il ? Demanda un Chevalier. Est-ce un miracle ?

                George opina. Il tendit la main vers la demoiselle.

    - Toi qui a été ramené par le Saint-Esprit, dis-moi, qui es-tu exactement ?

    - Nerys… Chuchota-t-elle, les yeux écarquillés. Mon frère voulait juste me protéger. Je… J’étais sa princesse… Couina-t-elle.

                Elle garda les yeux grands ouverts.

     

     

    Des siècles plus tard

     

    - Saint George ?!

                L’homme, le regard fatigué, se tourna vers l’ange Nerys qui sautillait en souriant.

    - Je peux y aller ? Je peux aller voir le Doudou ?

    - Bien sûr. Dit-il en regardant à travers les vitres tous les nuages nappés d’or qui s’étendaient. J’espère que tu ne m’en veux pas.

    - Vous me demandez toujours ça, je sais que vous avez voulu mon bien. Répondit-elle. Et mon frère adorerait cette version de l’histoire ! Le vénérable Saint-George qui sauva la fille d’un Roi ! Une Princesse.

                Elle sourit d’un air rêveur avant de se détourner et partir en courant pour assister aux festivités.

                Le Saint songea que cette partie de l’histoire, celle d’un homme sauvant une princesse et ramenant le dragon derrière lui comme un chien était bien intéressante. Il aurait aimé sauver une princesse au lieu de tuer une fillette.

                L’histoire s’était déformé et, quelquefois, il avait l’impression que c’était les mots du dragon eux-mêmes qui s’étaient profilés de par le temps…


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