• Personne n'échappe à maman

    Scritch.

    Le bruit de pas dans la neige. Aucun son ne lui succéda. Figé, le pied en l'air, il fixait la couche blanche qui s'étendait sur les trottoirs. Blanche ?

    Non…

    Rouge.

    – C'est toi ? cria-t-il.

    Il se recula vivement sur la chaussée, serrant son sac sur son épaule.

    – Je sais que c'est toi ! Tu ne peux pas me surveiller toute ma vie ! Tu ne peux pas rester sur mon dos ! hurla-t-il.

    Tremblant, il observait, sans faille, l'endroit où il se tenait encore quelques secondes auparavant.

    – Tu n'es pas ma…

    Un klaxon. Un hurlement.

    – ATTENTION !

    Il tourna vivement la tête.

    Scritch.

    Le bruit d'un camion roulant sur quelque chose…

     

     

    Timeo trottinait dans la rue, le regard bas. Il n'avait que dix ans mais déjà bien du mal à sourire… Comment sourire lorsque sa mère le frappait tous les jours et qu'il en portait les ecchymoses ? Mais c'était normal. Enfin c'est ce qu'elle disait : c'était de sa faute si son père était parti. Parce qu'il était né…

    Il songeait à son ami, Ethan, qui se vantait de tout ce que ses parents lui offraient. La dernière console, les dernières bandes dessinées, les soirées de cinéma. Qu'est-ce qu'il l'enviait ! Si seulement sa maman pouvait lui offrir moins de « cadeaux ». Elle lui lançait bien « tu vas voir ce que tu vas recevoir ! » il ne voyait jamais rien… Mais qu'est-ce qu'il le sentait !

    Timeo entendit du bruit derrière les poubelles. Des petits cris…

    Il tendit l'oreille et s'en approcha prudemment. Il se pencha derrière la taule et s'arrêta en croisant le regard intriguant d'un animal. D'une petite saucisse poilue ! Ce n'était pas un chien, ce n'était pas un chat… Mais il était plutôt mignon ! Jamais sa mère ne tolérerait qu'il ait un animal, elle avait déjà jeté le poisson rouge gagné en fête foraine dans les égouts…

    Mais sa mère ne tolérerait jamais rien…

    Il avait très envie de conserver cette étrange bête dont le regard bleu était si particulier. Rassurant ? Protecteur ? Gentil ? Il l'ignorait mais il désirait cette compagnie. Plus que tout. Et pourquoi ne pas tout simplement céder ? Il lui suffirait de cacher l'animal !

    Il tendit les mains vers la petite créature. Celle-ci ne s'enfuit pas, ne chercha pas à se protéger. Elle se laissa attraper et ronronna doucement en se blottissant contre son cœur.

    Le vent souffla, brassant quelques flocons qui tournoyèrent autour du visage de l'enfant. La bise chargée de neige murmura :

    – Ne t'attache pas. Il est encore temps. Si tu t'attaches… Tu mourras !

    Timéo frissonna. Avait-il entendu ces mots ou n'était-ce que le froid mordant qui l'avait assailli ? L'enfant glissa le petit animal dans la mallette. S'il perçut un couinement, la petite bête se laissa faire et se faufila entre le livre de mathématique et le plumier. Il se redressa et lécha la joue du garçonnet avant de se tapir au fond. Riant, Timéo referma son cartable, le mit sur son dos et partit en courant vers l'école.

     

    Timéo arriva dans la cour de l'immeuble où il vivait. Il grimpa sur l'escalier de secours et s'accrocha à la rampe. Après cinq ans, il ne s'habituait toujours pas à ce bruit, à ces grincements. C'était comme si toute l'infrastructure allait s'effondrer sous son poids-plume.

    Cinq années…

    Jamais sa mère n'avait trouvé bon de venir le chercher. Et jamais sa mère n'avait trouvé bon de lui donner les clés de leur appartement. Heureusement, si on pouvait le dire ainsi, la porte qui donnait sur la cour, surchargée d'objets rouillés, était toujours ouverte. C'était bien pour ça que, bravement, il escaladait ses marches de fer jusqu'à l'étage dix. Et il voyait, entre chaque interstice, le sol parsemé de cailloux blancs.

    – Le grand alpiniste Timéo Dilch est encore partit à l'ascension du mont Scalier ! Il est brave ! Il a déjà gravi le premier pallier ! On le filme depuis un hélicoptère ! La foule est en déliiiiire !

    Le petit animal sortit la tête du sac et le regarda. Timéo grimpa courageusement le deuxième étage. Il fit un signe de main à l'adresse de Madame Roussel qui pelait les pommes de terre.

    – Fais attention, Timéo, lui lança-t-elle.

    – Oui !

    L'enfant monta encore, commentant toujours afin de se changer les idées. De ne pas penser qu'il était de plus en plus haut, de ne pas se rappeler ce que sa mère lui avait dit une fois « si tu pouvais tomber et crever, vermine ». Il avait mis longtemps à comprendre, mais, finalement, son cœur d'enfant s'était brisé. Son cerveau de garçonnet avait réalisé qu'il existait là un danger dans ce qui avait pourtant été un jeu pendant deux longues années. Il se souvenait comme il jouait sur le « pallier » parce qu'il n'avait pas le droit de descendre dans la cour.

    Timéo finit son escalade après cinq minutes, ouvrit la porte et se glissa dans la cuisine. Il fila directement dans sa chambre. Là, il remarqua que son animal de compagnie avait sorti la tête. Il rit et ouvrit sa mallette pour en sortir la petite bête.

    – Tu es chou ! Je vais te préparer un petit bac. Il faudra rester ici et être silencieux. Maman n'aime pas le bruit.

    Les oreilles de l'animal remuèrent. Il ouvrit la bouche mais aucun son n'en sortit. Timéo récupéra une caisse où il jetait habituellement ses vêtements et fila chercher un rouleau de papier toilette qu'il émietta pour qu'il serve de « copeaux de bois ». Il sortit ensuite ses cours et s'installa à son bureau. Tirant son cartable, il y récupéra un berlingot de lait chocolaté et quelques biscuits. Ils les préparaient toujours au soir, quand sa mère, ivre, s'endormait devant la télévision. Le seul moment où rôder dans la cuisine n'était pas dangereux pour lui…

    Il coupa un de ses biscuits en deux et le tendit à la créature qui s'en saisit dans sa petite gueule en ronronnant. Timéo rit et mangea avant de se mettre à ses devoirs. La bête resta bien sage à côté de lui, faisant ce bruit qui rappelait un chat.

    Il pinça les lèvres, penché sur ses feuilles de mathématiques.

    – Alors… cent-vingt-trois virgule quatre plus douze virgule deux…

    Il tira la langue, la callant entre ses dents comme si ça l'aiderait à se concentrer.

    L'animal grimpa le long de ses jambes, atterrit sur ses genoux et bondit agilement sur le bureau. Il leva une patte et la posa sur la page, faisant rire Timéo qui caressa son nouvel ami.

    – Tu veux m'aider à faire mes devoirs ?

    Aussi surprenant que ça pouvait l'être, la boule de poil hocha la tête. Il fila chercher quatorze objet qu'il installa en sept tas, se mettant entre celui de quatre et de trois. D'un côté, on pouvait voir un, deux, trois et quatre. De l'autre, un, deux et encore deux.

    – Cent-vingt-trois virgule quatre et douze virgule deux ! Tu es trop intelligent !

    Il rit et caressa la petite tête, faisant ronronner d'autant plus l'animal. Rapidement, le garçonnet additionna les éléments et s'écria, tout content :

    – Cent trente-cinq virgule six !

    – Tu vas la fermer ! cria une voix.

    Timéo sursauta et regarda la petite bête qui s'était tassé.

    – Ça… C'était maman…

    Les oreilles animales s'agitèrent.

    L'enfant soupira et recommença ses exercices. Utilisant la technique de son nouvel ami, il eut tôt faire de finir tous ses calculs. Il s'obligea ensuite à prendre le petit roman qu'ils devaient finir pour le mois prochain, les pages étaient toutes cornées, résultant de la dernière fois où sa mère était entrée dans sa chambre. Elle l'avait frappé avec l'ouvrage d'une telle force qu'il en avait eu l'épaule luxée.

    Le petit prit la boule de poil et se glissa dans le lit avec elle. Il se pelotonna sous les couvertures qui grattaient et qui sentaient un peu mauvais. L'animal lui-même se cacha le museau mais se blottit contre l'enfant qui le caressa en ouvrant le livret. Il lança un regard vers la porte. Combien de temps avant qu'il ne doive subir la colère de sa mère…

     

    Il était déjà tard. Timéo appliquait un gant de toilette sur son œil en se demandant comment il expliquerait cet hématome qui soulignait déjà le noir de ses iris. Jamais il ne pourrait dire que sa mère lui avait envoyé son poing dans le visage. Et encore moins parce qu'il avait eu l'audace de demander s'il pouvait manger.

    Il se tourna vers son nouvel ami lorsqu'il entendit une longue plainte. Il lui fit signe de se taire. Sa mère ne dormait pas… Il s'était bien lavé mais n'avait pas pu se faire à manger pour le repas de midi demain. Il se demandait encore comment il allait faire…

    Il se glissa dans son lit en pensant à Joachim, un autre de ses amis, qui pleurait dès qu'il recevait une fessée. Timéo ne pouvait que le plaindre, même si ça n'arrivait qu'une fois par mois et que son camarade cherchait les punitions en désobéissant sans cesse à ses parents. Mais pour le petit Dilch, un coup était un coup. Peu importe pour quelle raison il était donné… Alors, lorsque ça arrivait, il expliquait à son copain que même s'il avait mal, son père et sa mère l'aimaient ! Il ne savait plus si c'était la vérité ou un mensonge… Un jour, l'enseignante lui avait dit qu'une fessée, ça ne voulait pas dire qu'on ne l'aimait pas, au contraire.

    Peut-être que sa maman l'aimait beaucoup ? Énormément…

    L'enfant bâilla et se blottit un peu plus dans ses couvertures. Lorsqu'il voulut prendre les draps pour les tirer sur lui, l'animal apparut et le borda avec soin. Son nouvel ami alla même jusqu'à éteindre grâce à un cordon relier à la lumière. Peu après, Timéo sentit une léchouille sur son front puis la petite bête se blottit contre son cœur.

    Pour la première fois, le garçonnet était apaisé lorsqu'il s'endormit…

     

    Le ventre de Timéo gargouillait… Assis sur un banc de l'école, il serrait son sac où le petit animal était caché, dissimulé sous sa trousse. N'ayant pas d'argent, il ne pouvait pas se payer un repas à la cantine. Il songeait bien à chiner auprès de ses amis… Ils lui offriraient forcément un petit quelque chose. Juste assez pour caler sa faim qui le tenaillait depuis hier au goûter.

    Son ventre gargouilla encore lorsque la boule de poil bondit hors de sa mallette. En d'agiles bonds, il disparut bientôt. Effrayé, Timéo poussa un cri, jeta son cartable au sol et courut après son nouvel ami. Il sortit dans la rue sous le cri d'un surveillant et, suivant l'animal, fila vers la grande route.

    Un bruit de klaxon retentit.

    – Ça ne va pas ?! cria une voix d'homme.

    Timéo était saisi par le pion qui le secouait fortement.

    – Les enfants de nos jours… gémit une vieille femme, les bras chargés de sacs de provisions.

    – Ah… souffla l'homme.

    Le garçonnet essaya de se débattre, cherchant l'animal de son regard larmoyant.

    – Vous avez entendu parler de cet adolescent qui s'est jeté sous un bus ? demanda la dame.

    – Oui… Sait-on ce qui lui a pris ? S'enquit le surveillant.

    En même temps, il poussa le petit vers l'enceinte de l'école.

    – Il n'a rien dû entendre… Encore et toujours avec leurs musiques, soupira la vieille femme en secouant tristement la tête.

    – Oui, sans doute…

    Timéo s'essuya les yeux et retourna vers le banc. D'une main tremblante, il récupéra sa mallette qu'il ouvrit pour remettre un peu d'ordre. Lui qui croyait que son animal l'aimait… Il était partit. Ils s'entendaient bien pourtant… Non ? Il renifla et ferma son cartable qu'il jeta sur son épaule. Il serra les dents sous la douleur. Il avait touché un de ses hématomes…

    Il partit vers la cantine où ses camarades se pressaient déjà. Il trouverait Ethan et Joachim. Au moins, en discutant avec eux, il serait heureux un instant.

    Il allait rentrer dans le bâtiment lorsqu'il sentit quelque chose de lourd sur son pantalon. Le retenant par sa ceinture trop grande, il baissa les yeux. Yeux qui s'illuminèrent directement en voyant l'animal. Il l'attrapa et s'enfuit à l'intérieur du réfectoire mais se précipita, cachant la boule de poil sous son pull, vers une porte annexe qui donnait sur un couloir ayant lui-même accès aux toilettes.

    Il se cacha dans l'une des cabines et libéra la petite bête qui s'ébroua adorablement.

    – Pourquoi tu étais parti ?

    Alors qu'il murmurait ces mots, il découvrit une serviette fortement roulé que la créature tenait dans sa gueule. Le garçonnet la prit prudemment et l'ouvrit. Un hot dog trônait sur le papier !

    – Ooooh ! Tu as été cherché ça pour moi ?

    L'animal opina vivement. Ses babines semblèrent se retrousser en un sourire. Il serra l'animal contre lui et s'assit sur la cuvette des toilettes. Il coupa, de ses doigts, un bout de saucisse qu'il donna à son nouvel ami.

    – Bon appétit ! rit-il.

    Le boule de poil poussa un cri et commença à déguster leur repas. Manger ainsi dans les toilettes était une première pour Timéo mais si c'était avec son nouvel ami, il voulait bien le faire… Il se sentait apaisé avec lui sur les genoux.

     

    Lorsque Timéo poussa la porte de la cuisine, il rencontra les yeux bruns de sa mère. Elle siffla et tendit la main vers lui. Il se pencha, essayant de fuir ces doigts mais ils se refermèrent sur sa courte chevelure noire. Il serra les dents, pinça la bouche, sentit ses jambes flageoler mais ne parvint pas à s'arracher à l'étreinte ferme.

    – Qu'est-ce que tu fais là ?! siffla-t-elle.

    Des yeux apparurent par le bout du cartable et se braquèrent sur la femme.

    – Je… Je rentre de l'école, maman… chuchota-t-il, le regard bas.

    – Pourquoi es-tu toujours là ?! cracha-t-elle.

    Elle secoua le bras, remuant dès lors la tête de son fils qui poussa des petits cris de douleurs. L'un d'eux camoufla le feulement de son nouvel ami. La femme le frappa violemment, cognant ses joues, ses épaules, son torse, ses jambes… Tant de coups qu'il devrait peut-être expliquer. Il s'était pris une porte pour ce qu'il en était de son cocard. Il dirait peut-être qu'il était tombé dans les escaliers, qu'il avait trébuché sur une chaise ou encore glissé sur le sol mouillé. Il avait déjà utilisé toutes ces excuses. Il avait seulement l'impression de passer pour un garçon maladroit. Ça lui convenait…

    Le corps de Timéo s'engourdissait petit à petit. Il aurait juré que la douleur finissait par s'amenuiser. Il savait que c'était juste qu'elle devenait tellement uniforme qu'elle ressemblait à un linceul.

    Il se laissa tomber, ne tenant plus que parce que sa génitrice le tenait. Il sentait ses orteils racler le sol, il flottait entre deux eaux. La souffrance se muait en une nausée qui ne le quittait guère.

    Enfin, il s'effondra sur le sol. Il crut percevoir un couinement animalier mais n'en était pas sûr. Il chercha à se redresser et ne réussit qu'à ramper un peu. Aussi, il se traîna jusqu'à sa chambre, tirant son cartable derrière lui. Finalement, au prix de nombreux efforts, il arriva dans sa chambre. Quelques efforts supplémentaires furent nécessaires pour qu'il se hisse dans son lit.

    La mallette s'ouvrit et le corps sinueux de son nouvel ami en jaillit. Il vint lui lécher le visage et, après une caresse, courut chercher un pan du drap pour le ramener sur le corps du garçonnet. Celui-ci se recroquevilla. La douleur semblait ne jamais pouvoir sortir de ses frêles membres. Il sentait son souffle se ralentir, ses poumons se comprimer, c'était comme si elle avait frappé jusqu'à ses organes.

    Il sentit une nouvelle léchouille sur la joue et se recroquevilla. Ses doigts se perdirent dans le pelage du petit animal.

    – Si seulement maman était comme toi…

    Il ferma les yeux.

    La boule de poil sembla sourire en lui donnant une nouvelle léchouille.

    Un vent glacé pénétra par la petite cuisine et vint rouler dans les cheveux de Marie, avachie sur son canapé. Ses joues furent fouettées, elle revint à elle, sortant des doux rêves où elle était encore au bras de l'homme qu'elle aimait, vivant un songe où jamais elle n'avait eu d'enfant… Ou il n'avait jamais fui…

    Elle essuya sa bouche encore nappée d'alcool et se redressa péniblement. Une bonne douche et elle pourrait se coucher pour reprendre ses rêveries là où elle les avait laissées.

    Titubant, elle partit vers les chambres, tendant la main pour s'accrocher au mur de la cuisine. Elle tourna la tête en percevant un feulement. Elle passa sa main sur son visage depuis longtemps rougi et tuméfié par l'alcool incessant qu'elle s'enfilait.

    Elle vit une ombre.

    – Maintenant… C'est moi sa maman.

    Marie sentit un poids sur elle. Le vent s'enroula autour d'elle, elle trébucha sur son propre pied et recula vivement. Elle étendit les bras et se rattrapa de justesse au chambranle de la porte. Mais, alors qu'elle relâchait un peu le plastique, le poids lui bondit à nouveau dessus. Elle chuta en arrière, se fracassa contre le pallier et se sectionna la nuque sur le bord du métal. La bise s'éleva encore, collant les flocons à ses traits figés dans l'horreur.

    Un seul mouvement suffisant pour la faire glisser.

    Bong. Bong. Bong. Spritch.

    Le bruit d'un corps qui rebondit de palier en palier avant de finir sur le sol, visage contre le bitume nappé de blanc. Blanc qui se couvrit instantanément de rouge, s'en rassasiant comme un monstre insatiable.

    Des murmures s'élevèrent autour de la cour. Des rideaux bougèrent. Quel bruit surprenant. Qu'est-ce qui avait pu le provoquer ? Les chuchotis furent remplacés par des cris.

    L'ombre penchée au-dessus de l'escalier de secours afficha un large sourire.

     

     

    Timéo fut réveillé par des coups frappés à la porte. Il bâilla, s'étira et sortit lentement de ses couvertures nauséabondes. Il se frotta le visage et se glissa timidement à l'extérieur de la pièce. Il osa un regard hasardeux vers l'entrée que l'on discernait de n'importe où. L'avantage et l'inconvénient de la vie en appartement.

    Il vit sa mère dans l'ouverture.

    – Bonjour. Agent de police Roussel. On m'a appelé parce qu'on a signalé un accident.

    – Un accident ? répéta-t-elle.

    – Oui. Une femme a été retrouvée dans la cour, défigurée. Une de vos voisines a reconnu la robe de chambre de la locataire du 101.

    – Je vis ici seule avec mon fils, Timéo. Et comme vous pouvez le voir, je suis bien vivante, sourit-elle.

    – Je peux entrer ?

    Elle se déplaça, l'invitant d'un geste dont la grâce surpris l'enfant. Il hésita entre retourner se réfugier dans la chambre ou sortir pour apprendre ce qu'il s'était passé. Qui pouvait avoir eu un accident si sa maman et lui-même allaient bien ?

    – La victime est probablement tombée de votre étage, depuis l'échelle de secours.

    – Il s'agissait peut-être d'un voleur… À cette période de l'année, l'escalier de secours est très glissant. Ça expliquerait peut-être pourquoi il ou elle portait mes habits…

    Elle s'assit dans le fauteuil après que l'homme ait fait de même.

    – C'est une théorie… Qu'est-ce qui vous y fait penser ?

    – Des accidents du genre sont déjà arrivés. Bien sûr, il s'agissait seulement de membres cassés. Rien d'aussi grave… Je vous sers quelque chose ?

    – Non merci.

    Le regard du policier se posa sur une bouteille à moitié-vide.

    – Vous aviez bu, hier ?

    – Oui. J'ai… tendance à forcer sur l'alcool, rit-elle, les joues rosées de honte. J'essaie de m'arranger… Pour mon fils.

    Elle sourit.

    – Étiez-vous ivre ?

    – Probablement… souffla la mère en baissant la tête.

    – Ce qui expliquerait que vous n'aviez rien entendu… Sauf que…

    Le policier glissa sa main près de son revolver. La femme se leva et s'approcha de lui. Lorsqu'elle se pencha sur lui, ce ne fût pas le canon d'un revolver qu'on braqua entre ses deux yeux, mais une photographie qui était si proche qu'elle n'en vit rien. Aussi, elle dut reculer de deux pas, s'obligeant à sourire.

    Les traits sur l'image étaient gros, bourrinés, désagréables. Loin de l'image qui se reflétait face à l'homme. Grâce, délicatesse, beauté…

    – Vous n'êtes pas Marie Dilch !

    Timéo poussa un petit cri. Il voyait bien, lui, que cette personne ressemblait trait pour trait à sa mère ! Si ce n'était ce tendre sourire… et cette façon trop douce de parler…

    – Je suspecte que vous ayez tué cette pauvre femme et usurper son identité. Veuillez vous rendre sans geste brusque.

    – Je ne vais pas vous suivre, Monsieur. Mon pauvre bébé serait seul…

    – Ce n'est pas votre fils, coupa l'agent.

    Le visage, jusqu'alors beau et gracieux, se transforma lentement. La peau coula, les yeux eux-mêmes explosèrent hors de leur orbite. Le policier se recula, le regard exorbité. Il attrapa son revolver et tira une balle. Le front de l'apparition éclata dans une gerbe noire. La peau, tel du plastique liquide, s'étala sur le sol alors que, face à l'intrus, restait une ombre, des contours qui se fondaient avec les meubles.

    L'homme vit Timéo qui regardait ces traits volubiles. Il avala une grande goulée d'air et manqua de s'étouffer avec. Il sauta vers l'enfant et se plaça devant lui. Il lui fit signe de retourner dans la chambre.

    – Passe par la fenêtre, petit, ordonna-t-il.

    – Vous ne me prendrez pas mon bébé ! siffla l'ombre d'une voix caverneuse.

    Le policier poussa le garçonnet en arrière. Il s'engagea, à reculons, dans la chambre avant de vivement la fermer. Il courut vers la fenêtre qu'il ouvrit. Il se tourna vers l'enfant et l'attrapa par l'épaule pour le faire passer sur l'escalier mais il sentit, à cet instant précis, quelque chose s'enrouler autour de sa jambe. Tournant la tête, il vit l'ombre, à peine passée sous la porte, qui s'était glissée jusqu'à lui et grimpait toujours plus autour de son corps, le resserrant. Le souffle de l'agent commençait à lui manquer, ses organes se comprimaient et du sang coulait de ses lèvres entrouvertes.

    – Personne ne me prendra mon bébé, siffla une voix.

    Le corps aux contours flous apparut. Ses yeux bleus se braquèrent sur le visage violacé de l'homme alors que des monceaux rosés sortaient de sa bouche. Il s'effondra, le regard rivé au plafond.

    Timéo se tourna vers l'ombre. Elle étendit ce qui devait être son bras vers le garçonnet. Deux longs filaments effleurèrent ensuite la joue de l'enfant. Le petit resta figé quelques secondes avant de se jeter vers la silhouette qui se solidifia légèrement lorsque la tête se pressa contre son ventre.

    – Maman !

    L'ombre se referma alors sur lui.

     

     

    Timéo vérifia le contenu de sa mallette et qu'il avait bien son argent dans son portefeuille. Il se tourna vers la cuisine où, fredonnant une douce mélopée, sa maman préparait un gâteau pour le dessert de ce soir. Elle concoctait aussi des plats pour le repas ou blanchissait les légumes. Il courut jusqu'à elle et lui fit un câlin, sourit en recevant une étreinte en retour et partit alors pour l'école, son cartable sur le dos.

    Si l'enfant continuait de partir seul, il prenait maintenant les couloirs sûrs de l'immeuble, descendait les escaliers qui ne menaçaient pas de s'effondrer. Il était encore dans une chaleur relative un peu. D'ailleurs, il portait un manteau chaud, une écharpe et des gants. Ça changeait déjà beaucoup.

    Et il y avait autre chose…

    Cette aura protectrice qui l'entourait comme un cocon. Il sentait que sa maman était là pour lui à chaque pas qu'il faisait. Comme s'il la portait où qu'il aille. Lorsqu'il saluait le vieux Sans Domicile Fixe avec son gros chien, il savait que l'œil protecteur était sur lui, s'assurant que l'homme ne le kidnapperait pas. Lorsqu'il traversait la route, c'était comme s'il avait quatre yeux, comme si un visage surveillait sans cesse les allées-venues des voitures.

    Un sentiment de quiétude et de puissance l'étreignait alors nuit et jour. Jamais il n'avait ressenti ça. Ça faisait maintenant plus de deux semaines qu'il vivait dans ce monde doux, qu'il avait l'impression d'être comme Joachim et Ethan. Sa mère le bordait tous les soirs, lui faisait des bons petits plats, l'aidaient à faire ses devoirs, jouaient avec lui et lui faisaient de tendres câlins ou posaient des baisers chauds sur ses joues et son front.

    Lorsqu'il arriva à l'école, il s'empressa de courir vers ses amis en agitant les bras. Il était guilleret et si ça avait surpris ses camarades, ils étaient ravis de le voir si illuminé. Faisant du bruit, il attira l'attention d'un garçon de douze ans qui étendit le pied en souriant. Ça ne manqua pas : Timéo trébucha sur sa cheville et tomba, s'étalant de tout son long. Il couina de douleur quand bien même il avait déjà subi bien pire.

    L'aîné éclata de rire, fier de sa malice. Sa petite victime se redressa et se mit à genoux, époussetant son corps. Les rires s'accélérèrent puis s'arrêtèrent d'un seul coup. Timéo leva le regard vers son bourreau qui blêmissait, bleuissait. L'adolescent toussa et se tapa le torse. Il eut beau essayé de cracher, il ne parvint qu'à s'effondrer au sol. Le garçonnet se leva d'un bond et courut vers un éducateur. Il désigna son agresseur. La seconde d'après, un cri retentissait, trois adultes fondaient sur l'inconscient, on appelait une ambulance, on essayait de sauver le jeune élève.

    – Son chewing-gum a dû se caler ! cria une institutrice.

    Timéo perdit petit à petit sa pose pétrifiée et courut vers les toilettes où il alla se cacher. Il se glissa dans une cabine qu'il fit claquer. Son souffle anarchique se calma tant bien que mal. Il toussait, hoquetait. Il se sentait tout à coup désemparé, mal. Comme si c'était lui qui étouffait. Lui qui avait pourtant été la victime. Lui qui avait déjà cuit la morsure du macadam.

    Le vasistas claqua. L'air frais virevolta dans les toilettes, venant caresser les joues mouillées du garçonnet.

    – C'est ta maman… Ta maman qui te venge… Personne ne touche aux enfants d'une maman. Personne ne touche aux enfants de maman…

    – Maman est gentille…

    Le vent se fortifia, plus froid, porteur de flocon qui ne fondaient pas contre sa peau.

    – Tu ne peux pas échapper à maman… Une fois qu'elle devient ta maman, c'est pour la vie…

    – J'aime maman.

    – Prends garde que cet amour ne te consume pas…

    Le garçon posa sa main sur son cœur.

    – Maman me fera jamais de mal !

    Il sursauta en entendant des coups contre la cabine. Il se leva et ouvrit lentement la porte. Il trouva Ethan et Joachim qui fronçaient les sourcils.

    – T'es taré ? Tu parles tout seul ?

    – J'avais peur… Qu'est-ce qui est arrivé au grand ?

    – Il est tout bleu ! s'écria Joachim, les yeux exorbités.

    – Les Messieurs de l'ambulance l'ont emmené, enchaîna Ethan. Qu'est-ce que tu lui as fait ?

    – Rien ! C'est lui qui m'a fait tomber ! Il rigolait et puis…

    – Oué… Allez viens ! On a peut-être encore le temps de jouer !

    Ethan repartit, Joachim trottina derrière lui. Timéo sentit le vent rouler autour de lui.

    – Prends garde…

    Murmures qui se répétèrent inlassablement. Le garçonnet courut en dehors des toilettes, faisant claquer la porte. Les suppliques restèrent enfermées. Timéo frissonna et fixa le battant qui grinçait légèrement. Effrayé, il s'empressa de suivre ses camarades.

     

     

    – Jean-Jacques Higelin est mort, étouffé par son chewing-gum qu'il avait avalé de travers. Lorsque les ambulanciers l'ont pris en charge, il était déjà trop tard.

    – Nous ne le disons jamais assez : les chewing-gums sont un fléau ! Nos enfants en mâchant à longueur de temps et se gâtent les dents, ils mastiquent des heures durant pendant les classes et courent avec. Des accidents comme on en a aujourd'hui arrivent malheureusement plus souvent qu'on ne le croit.

    – Oui, Annette. Un petit garçon avait eu le même accident il y a cinq jours, si vous vous rappelez.

    – Oui, Florent ! rit-elle.

    – Heureusement, il s'en est sorti indemne !

    – Je suis sûre qu'il recommence déjà à mâcher vingt-quatre heures sur vingt-quatre.

    Les journalistes rigolaient dans le poste de télévision lorsque la porte de l'appartement s'ouvrit sur Timéo, encore chamboulé.

    – Maman… appela-t-il.

    Sa mère vint à lui et l'enveloppa dans son être. Ses lèvres se posèrent sur son front.

    – Maman est là. Que se passe-t-il mon bébé ?

    – Un grand m'a embêté…

    – Hm-hm… commenta-t-elle.

    – Et après, il lui est arrivé un accident… Un des grands il dit que je suis un « poissard »… Et il m'a jeté un caillou…

    – Il ne recommencera jamais, chuchota sa mère.

    Elle posa un baiser sur sa tempe.

    – Comment tu sais, maman ?

    Elle lui caressa les cheveux, ses « lèvres » s'ornant d'un sourire qui n'était beau que pour son fils.

    – Une maman ne laisse personne faire du mal à son bébé. Personne ne te fera de mal tant que je serais là…

    Timéo se blottit un peu plus dans les bras de l'ombre.

    – Je t'aime, maman.

    La silhouette vibra, ses contours s'étendant.

    – Maman t'aime aussi, mon bébé… Je t'ai fait ta tarte préférée.

    – Chouette ! Je peux en avoir une part ?

    Sa mère rit et le poussa tendrement vers la cuisine. Sans bouger, sa personne s'étendit, ouvrit le four brûlant, récupéra la pâtisserie à la poire, trancha une part et la glissa dans une assiette attrapée par un autre tentacule floue. Un nouveau bras se saisit une tasse qui fut remplie d'un chocolat chaud qui embaumait la pièce. Tout du long, les yeux bleus de la chose restaient fixés sur la télévision, ses oreilles inexistantes exaltant les mots que le duo Florent-Annette lançait à des milliers de téléspectateurs avides du malheur d'autrui. Et à la grande joie de ses oreilles en haleines, ils racontaient l'histoire tragique de Damien Laurent qui avait glissé sur une plaque de verglas et s'était ouvert la tête en tombant sur le sol.

    – Prends garde… soufflait le vent dehors.

     

     

    – C'est zarbeuh… dit Timéo en piquant une frite à Ethan.

    – Moi je trouve ça trop bien ! Si ceux qui m'embêtent pouvaient disparaître aussi ! rit-il.

    – Pourquoi ils viennent plus à l'école ? S'enquit Joachim. Ils ont peur de toi ?

    Le garçonnet regarda ses bras malingres, frêles. Comment pouvait-on seulement avoir peur de lui ?

    – Non. Je sais pas trop. Enfin… Maman me protège. Sourit-il.

    Ethan et Joachim éclatèrent de rire en même temps. Timéo sursauta et sentit ses joues s'empourprées.

    – Qu… Quoi ?

    – Tu crois encore que « maman me protège » ? rit le premier.

    – C'est pour les bébés ! On est des pré-adolescents ! fanfaronna Joachim.

    Leur ami s'obligea à afficher un sourire et opina lentement.

    – Ma mère m'a encore trop fait honte, d'ailleurs, dit Ethan. Tu vois ça.

    Il montra sa joue où on voyait un reste de marque prune tant étalée qu'on ne pouvait plus deviner la forme primaire.

    – Elle m'a fait ça juste devant l'école ! Ça craint !

    – Moi, papa m'a encore mit la fessée. Juste parce que je voulais pas lui rendre la télécommande qu'il demandait depuis vingt minutes ! Ça craint !

    Les deux garçons fixèrent leur camarade qui secoua lentement la tête. Il ne pouvait rien dire de mal de sa maman. C'était la douceur incarnée ! Plus tendre et aimante que n'importe qui. Elle savait ses goûts et ses dégoûts. Elle récompensait toujours, elle ne punissait jamais. Elle était stricte mais le laissait s'amuser. Elle l'obligeait à manger ses légumes mais lui préparait toujours de délicieux dessert qui lui faisaient oublier le goût des carottes et des épinards.

    Il n'aurait pu rêver mieux qu'elle…

    Elle était rien, elle était tout.

    – Ouais ! Toi t'as jamais de problème avec tes parents ! Veinard !

    – Déjà que t'as qu'une maman, ça doit être cool ! Moins de surveillance !

    Timéo réfléchissait. Il y avait eu quelqu'un avant sa maman. Quelqu'un qui lui faisait du mal. Il ne se souvenait plus de son visage, de sa voix… Seul comptait maman. Son image floue qui se teintait quelques fois mais qui, en général, était comme une fée. Elle était belle, elle était tout ce qu'il pouvait rêver ! Comme les mamans qu'on trouvait dans les séries télévisées et les films, trop parfaites pour être réelles.

    Mais sa maman existait…

     

    Timéo poussa la porte de la maison. Il courut directement vers sa maman qui se tenait devant les fourneaux, faisant chauffer son chocolat chaud. Il lui fit un câlin et rit en la sentant l'entourer.

    – Tu as bien appris à l'école, mon bébé ?

    – Oui ! J'ai plein de devoirs. Tu m'aideras ?

    – Bien sûr, mon bébé. Mais bois d'abord, tu es gelé.

    Elle lui versa le cacao dans une tasse. Le breuvage avait juste la température qu'il fallait. Encore un miracle de sa maman. Elle lui proposa des cookies, ceux qu'elle avait faits il y avait déjà deux jours. Mais ils étaient toujours chauds et moelleux.

    – Je t'aime, maman ! Merci !

    L'ombre vibra et s'étendit. Elle qui prenait déjà toute la taille de l'appartement. Les bras se glissèrent sous les portes, dans les interstices des fenêtres. Une chaleur tendre se propageait dans la pièce qui tremblait légèrement sous un étrange bruit. Comme un ronronnement qui se répercutait contre les murs.

    – Moi aussi, mon bébé. Je n'aime que toi.

    Il rit et se blottit contre ce corps mou juste pour lui.

    – Raconte-moi ta journée…

    – Ça a été un peu difficile. Ethan et Joachim se sont moqués de moi parce que j'ai dit que tu me protégeais… C'était pas gentil et ça m'a rendu très triste…

    – Tes amis se sont moqués de toi ? répéta sa maman.

    Timéo opina en buvant à son cacao.

    – Pourtant, c'est vrai. Maman te protégera toujours, chuchota-t-elle en lui caressant les cheveux.

    Son enfant lui sourit de toutes ses dents. Elle lui caressa les cheveux en souriant. Son fils termina son goûter et sortit ses devoirs pour pouvoir les faire. Surtout que, ainsi assisté par sa mère, ça semblait toujours plus facile.

     

    Un long week-end passa avant que Timéo ne puisse retourner à l'école. Lorsqu'il arriva dans la cour, il chercha ses amis du regard. Ils étaient souvent sous le préau et il y courut, espérant les voir. Mais rien. Malgré, l'hiver et le froid, il ne pensait pas que ses amis pouvaient tomber malade tous les deux en même temps !

    – Quelqu'un a vu Ethan ? Joachim ?

    Il lança ces mots à l'adresse de Carla, une fille de sa classe qu'il appréciait beaucoup. Elle le regarda et secoua lentement la tête.

    – T'es pas au courant ?

    – Au courant de quoi ?

    – Ethan a été en week-end à la montagne avec ses parents. Avalanche. Et Joachim, on sait pas trop… Mais il a été admis à l'hôpital avant de…

    – Mais…

    Il se demanda une seconde comment elle savait et pas lui. Mais il se rappelait que son père et sa mère faisait partie du même comité de parents d'élèves. Sauf sa maman. Pourquoi ? Elle disait que c'était pour être tout le temps avec lui… Mais l'idée ne le séduisait plus. Même s'il pleurait, sanglotant à l'idée que ses deux amis étaient morts. Qu'il ne les verrait plus jamais. Il se sentait ailleurs, égaré. Mais un cocon l'enveloppait, chassant ses peines, les réduisant à leur plus simple expression.

    Le vent tournoya autour de Timéo qui scrutait encore le mur comme si ses amis allaient apparaître d'une seconde à l'autre.

    – Je t'avais prévenu… Maman te protège. Maman te protège plus qu'il ne le faut… Tes amis t'ont fait du mal… Maman t'a vengé…

    – Maman m'a vengé… chuchota Timéo.

    – Quoi ? demanda Carla.

    – Maman m'a vengé… Maman venge ses bébés…

     

    – Maman ?

    Timéo poussa la porte de l'appartement et se glissa à l'intérieur. Sa maman était toujours pareille. Belle, tendre et douce. Il avait envie de se jeter dans les bras qu'elle lui tendait. Il manquait tant de son amour. Il n'arrivait pas à se souvenir de celle qu'il avait connu pendant plus de dix ans. Ne l'appelait-il pas « maman » aussi ?

    – Je suis là, mon bébé !

    Son corps s'enroula autour de lui, le gorgeant d'amour.

    – Maman !

    Il se recula un peu, essayant de trouver la force.

    – Maman… Le vent dit que tu as « éliminé » mes amis Joachim et Ethan ?

    – Oui. Ils t'ont fait du mal.

    Elle lui caressa les cheveux en souriant.

    – Je t'ai protégé. Je t'ai toujours protégé. Ce garçon qui t'a fait tomber, celui qui t'a jeté une pierre dessus, le SDF qui t'a insulté parce que tu n'avais pas d'argent, le voisin qui t'a secoué vivement, celui qui t'a empêché de jouer dans la cour, la dame de la cafétéria qui t'a rabroué, l'homme qui a voulu te kidnapper, la fille qui t'a traité d'enculé, tes amis… Maman te protègera toujours…

    Elle sourit en lui caressant les cheveux.

    – Mais… Mais… C'était mes amis ! Tu… Tu crains maman !

    L'ombre sur les murs se mit à frémir.

    Timéo se souvint de cette femme qui s'était occupé de lui pendant dix ans. Il ne l'aimait pas… Mais ce n'était pas elle…

    – Tu… Tu n'es pas ma maman !

     

     

    – Tu… Tu n'es pas ma maman… Il… Il y avait quelqu'un, avant…

    Timéo chuchotait, inquiet, en dévisageant l'apparition. Pour la première fois, maman ressemblait vraiment à une ombre. Une silhouette noire sans forme qui n'avait que des yeux bleus et un air inquiétant.

    L'un des tentacules s'enroula autour de son corps.

    – Tu es mon bébé !

    – Non. J'avais… J'avais une maman ! Elle… Elle était nulle, mais c'était ma maman !

    – Je suis ta maman ! C'est pour la vie !

    Les ombres frémirent menaçantes. Timéo s'extirpa de ces bras immatériels et courut vers la porte qu'il ouvrit. Il se jeta sur l'escalier gelé. Il glissa dessus et lança un regard par-dessus son épaule.

    Les mains se tendirent, un million à la fois. Elles se jetèrent sur le garçonnet qui s'éloigna. Il s'entrechoqua avec la rambarde et la longea. Sur le métal glacé, ses pieds patinaient. Fuir chacun des jets lancés vers lui était d'autant plus compliqué. Il fit un bond en arrière pour échapper à une attaque.

    – Tu n'es pas ma maman ! hurla Timéo.

    Des mots réels qui semblaient ébranlés la chose vu que les contours s'étiolaient et rapetissaient.

    Timéo recula encore d'un pas et glissa sur la taule. Il battit des bras pour essayer de se rattraper. Les tentacules de l'ombre s'étendirent et se refermèrent autour du garçon mais celui-ci les traversa.

    Scritch.

    Le bruit d'un corps qui s'écrase au sol…

     

     

    Juliette, accrochée à la main de son père, serrait un bouquet de fleurs contre son cœur. Elles étaient pour sa maman enterrée depuis deux ans. La fillette entendit un bruit bizarre et tourna la tête, s'arrêtant. Ses yeux s'écarquillèrent en voyant un adorable animal touffu, ni un chien, ni un chat…

    – Regarde, papa ! Il est trop adorable ! On peut le prendre ?

    L'homme regarda la petite bête, grelottant de froid.

    – Oui, bien sûr, sourit-il. Mais on installera des affichettes pour prévenir. Il appartient peut-être à quelqu'un.

    – Oui, papa ! s'enthousiasma la gamine.

    Il s'approcha et prit lui-même la créature au cas où elle mordrait. Juliette tendit la main et caressa le pelage en souriant.

    – Prends garde… souffla une voix venue du vent. Une fois qu'elle devient ta maman… C'est pour la vie.


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  • Histoire d'os

    Un regard vers ses jambes galbées et le serveur ne put s'empêcher de sourire. Il n'ignorait pas que d'autres clients attendaient avec hâte leurs commandes, de payer ou encore d'être simplement placé à leurs tables. L'homme n'avait pourtant d'yeux que pour ces jambes à la peau hâlée, ces courbes fines, cette façon dont elles se croisaient, faisant ressortir quelques grains de beautés découverts grâce à l'absence du moindre poil disgracieux.

    Héloïse savait cela parfaitement et c'était la raison pour laquelle elle enfilait toujours des collants judicieusement choisis ou des talons qui rehaussaient le galbe de ses cuisses. On la servait souvent en premier lorsqu'on ne lui offrait pas gratuitement des choses, ou qu'on ne lui faisait pas de réductions. D'autant plus les jours où elle mettait un short ou une mini-jupe.

    Héloïse souriait en prenant le verre que lui avait payé un autre client. Elle lui fit un clin d'œil et déplaça légèrement ses jambes, sachant qu'il suivrait ce mouvement du regard. Elle l'avait déjà capturé, il lui resterait ensuite le choix de le faire sien ou pas.

    On pouvait médire, la pointer du doigt en l'insultant de tous les noms, elle s'en moquait. Ses jambes étaient son plus bel atout…

    µµµ

    Stanley servit un troisième verre à cette demoiselle qui exhibait sans arrêt ses jambes. Il ne pouvait s'empêcher de suivre chacun de ses mouvements.

    Dans la rue, son regard était toujours attiré par les jambes des passants hommes et femmes confondus. Plus elles étaient longues, plus il les aimait. Mais elles ne devaient pas être trop épaisses ou musclées non plus ! Si ses yeux étaient toujours happés par les courbes divines, il n'était pas facile de le séduire non plus.

    Alors cette belle à qui il offrait des verres… Elle, c'est qu'elle avait vraiment des jambes particulières.

    Il ne cessait de la regarder, attendant le moment où elle paierait son addition. Lui avait déjà réglé la sienne, se contentant de reprendre de temps à autre un café contre un euro cinquante qu'il donnait directement. Il voulait s'en aller dès qu'il le souhaiterait pour venir à la rencontre de cette inconnue.

    Aussi, lorsqu'elle entama une tarte aux pommes, il se leva et sortit. Il vit le regard de la femme le suivre et s'évertua à avoir une démarche assurée pour qu'elle garde son intérêt. Qui aimerait un homme qui portait des lunettes crasseuses, qui n'avait pas tant d'argent que cela et qui vivait dans un appartement rempli en grande majorité de réfrigérateurs pour conserver le surgelé ?

    Il s'appuya contre le mur en supposant que même son travail de vendeur dans une chaîne de restauration rapide n'avait rien de séduisant.

    Il était habitué à cela… Il n'avait rien d'attirant, rien pour lui mais il aimait le genre de personnes qui pouvait avoir tout le monde. Pourquoi alors se contenter d'un homme aussi peu intéressant que lui ?

    µµµ

    Héloïse sortit du restaurant et sourit en reconnaissant celui qui lui avait servi cinq verres. C'était à cause de lui si ses joues étaient roses et si elle souriait autant. De près, elle remarqua ses boutons et comme ses cheveux étaient hirsutes. Néanmoins, elle s'approcha.

    – Merci pour les verres.

    – De rien. Je vous trouve très charmante…

    Elle sourit, ravie des compliments. D'autant plus lorsqu'ils étaient prononcés en la regardant dans les yeux au lieu d'observer ses courbes. C'était suffisamment rare pour qu'elle le note et qu'elle revienne sur ses primes idées. Elle n'allait pas l'éconduire à l'instar de tous les autres. Rien qu'une fois, elle pouvait garder dans ses filets un homme qu'elle trouvait disgracieux…

    Qui le saurait ?

    µµµ

    Au petit matin, Stanley se leva de sa chambre et observa le sol en soupirant. Pas de petite culotte ou de soutien-gorge. Pas plus de préservatifs abandonnés sur le tapis après avoir passé une nuit exquise.

    Il quitta la pièce et se rendit vers le salon où des réfrigérateurs aux portes vitrées étaient étalés sur tous les murs. Il se laissa tomber dans le seul meuble du lieu : un minuscule fauteuil. Il posa ses mains sur l'accoudoir et observa la nouvelle paire de jambes en vitrine.

    Celles d'Héloïse.

    Son nouveau trophée.

    Quelles étaient somptueuses sans toutes ces choses inutiles autour. Un tronc, des bras, une tête ? Il ne pouvait empêcher un rictus de marquer ses lèvres dès qu'il pensait à cela. Lui-même était muni de ces membres disgracieux mais puisque ses jambes étaient aussi désespérément moches que lui, il supposait que ce n'était pas un vrai problème…

    Il laissa ses yeux courir d'une porte de réfrigérateur à l'autre, ses lèvres souriant en revoyant les belles jambes d'Héloïse en action. Puis il coula le regard vers celles de Monique à la peau si foncée, au galbe si gracieux. Il s'attarda un instant sur celles d'Alonzo… Il ne savait pas lesquelles il préférait. Elles étaient toutes tellement merveilleuses. Il se rêva marionnettiste pour pouvoir tirer sur des ficelles et reproduire les mouvements féériques de ces membres divins.

    Il se figura, juste un instant, un autre univers. Goûta au plaisir sourd de son monde de fantasme…

    Stanley avait dû s'arracher à la chaleur de son appartement, havre de mille histoires, pour s'enfoncer dans la triste réalité. Traversant des rues insipides dans un froid mordant, il ne pouvait s'empêcher de jeter des regards vers les kiosques à journaux quand il passait devant. Il n'en achetait presque jamais mais valait mieux s'assurer qu'il ne faisait pas la Une.

    C'était déjà arrivé. Ça arriverait forcément à nouveau.

    On ne lui attribuait pas tous les meurtres. Il ignorait s'il devait s'en sentir vexé ou pas…

    Toujours est-il qu'à force d'arranger ses idées, il arriva au supermarché. Il troqua sa tenue contre l'horrible uniforme qu'il devait toujours revêtir. Et c'était parti. Huit heures loin de ses fééries personnelles. Là, il devrait supporter de voir des jambes qu'il ne pourrait peut-être jamais toucher. Ou, pire, des jambes moches !

    À cette simple idée, il ne put s'empêcher d'avoir une moue de dégoût.

    µµµ

    Quelles jambes…

    Stanley leva le visage pour s'adresser à la cliente mais ne put que serrer les dents. Elle n'avait rien d'attirant. Une poitrine exubérante mise en avant par un corset échancré, des cheveux peroxydés, un maquillage à outrance. Il s'empressa de la saluer pour recommencer à observer ses cuisses, ses mollets même ses chevilles malheureusement enfermées dans des bottes.

    Cette vision s'arracha trop vite à lui alors qu'elle s'éloignait, après un rapide paiement, pour partir sur le parking. Il ne pouvait lâcher ces somptueux membres du regard et sourit en les voyant partir vers les emplacements à l'arrière du bâtiment. Il n'y avait presque personne là-bas.

    Il ignora la vieille qui lui souriait en lui tendant la carte du magasin et se leva.

    – Mais ? s'étonna-t-elle.

    Stanley s'empressa de sortir et marcha rapidement vers l'arrière du supermarché. Il enfonça sa main dans sa poche pour sortir son couteau suisse.

    Il tourna.

    Une gerbe de sang éclaboussa les murs.

    – Merde…

    Un long soupir emplit l'air qui était soudainement devenu silencieux. Plus un seul pépiement dans les arbres. Plus un bruissement dans les feuilles. Comme si l'univers lui-même attendait.

    – Tant pis. Au moins, ses mains ne sont pas abîmées.

    Mallory arracha les mains de Stanley à son cadavre et les fourra dans son sac à main avant d'aller dans sa voiture.

    Voilà qui serait merveilleux pour sa collection.


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