•             Le Zénith venait de pointer le bout de son nez et Nicholas était harassé par le travail qui lui incombait. Il n’en pouvait plus de labourer ses terres. Et dire qu’on venait souvent lui reprocher que lui, il avait la vie facile. Que lui, au moins, il pouvait se détendre dans la nature et qu’il était tout le temps au Soleil.

                Bien sûr…

                Et il se déshydratait bien plus vite, il multipliait les insolations et il redoutait le moindre petit changement de température. Il faisait une syncope quand une poule commençait  à être malade et risquait de contaminer les autres.

                Oui… Son travail était merveilleux…

    - Monsieur ?

                L’homme tourna la tête.

                Quelle ne fut pas sa surprise de découvrir une petite fille en contre-jour à seulement quatre pas de lui. Elle avait un merveilleux sourire et un teint de pêche. Elle ne semblait pas assoiffée ou affamé. Ouf ! Pas qu’il ne lui aurait rien donné, juste qu’il n’aurait pas voulu qu’elle tombe dans les pommes là, maintenant.

    - Bonjour ma petite.

    - Bonjour.

    - Qu’est-ce que vous faites ?

    - Je m’occupe de mon champ, comme tu peux le voir.

    - Ah ? Qu’est-ce que vous cultivez ?

    - Oh, un peu de tout… Tout ce qu’on peut trouver en Europe et par-delà.

    - Vous vendez bien ?

    - Hm… Je vends. Rit-il.

    - Je vois… C’est triste. Vous faites un dur travail sous un Soleil de plomb.

    - Oui… Mais que veux-tu, ma petite. Je fais ça parce que j’aime ça mais j’aimerais un peu plus de reconnaissance, quelquefois.

    - Oui, je comprends. Moi, je vous dis que vous faites du très bon travail.

    - Merci beaucoup ! Rit-il.

    - Je serai ravie de pouvoir en goûter un peu quand j’aurais fini.

    - Ce sera avec plaisir. Je peux te faire goûter plein de douceur ! Ma femme fait même une magnifique tarte à la myrtille. Elle en préparera certainement une si tu lui demandes.

                Il s’essuya le front où perlait de la sueur.

    - Vous vivez ici ?

    - Bien sûr. Et toi ?

    - Je vis partout. Répondit-elle.

    - Comment cela ?

    - Je vis ici, là-bas… partout. Sourit-elle.

    - Oh ! Tu es une fille de gens du voyage. Supposa-t-il.

    - Hm…

                Elle s’approcha d’un pas.

    - Dites-moi… Qu’est-ce que vous faites quand il fait aussi chaud que ça ?

    - Je n’ai pas le choix : je dois aller puiser de l’eau. Je pourrais aussi utiliser le robinet mais ça jetterait pas mal d’eau bien potable. Je préfère utiliser l’eau de pluie. C’est plus écologique. Rit-il gentiment.

    - Vous avez raison. On n’a tort de ne pas penser aux dégâts qu’on fait à la nature. Je n’aime pas voir les landes se flétrirent…

    - Je trouve que tu parles très bizarrement. On dirait une petite adulte. Tu as appris auprès de tes parents ?

                Elle plissa les yeux et fit un pas en avant.

    - C’est une vache ? Questionna-t-elle en désignant un animal au loin.

    - Exactement. C’est Berthe, ma chère vache. On l’a depuis bien longtemps. Je crois que j’étais encore tout petit. Dit-il avec nostalgie.

    - Oui, vous n’êtes pas très vieux. Constata-t-elle. Vous êtes mariés depuis longtemps ?

    - Juste deux mois ! Rit-il.

    - Elle va bientôt avoir un enfant ?

                L’homme eut un doux sourire mais secoua la tête.

    - Non. J’aimerais beaucoup. Et tes parents ?

    - Non. Je n’ai pas de parents.

    - C’est triste ça… Souffla-t-il. Tu es avec des tantes, des oncles ?

    - Non. Je vous l’ai dit : je vis ici, là-bas, partout… Je n’ai pas dit que j’étais un gens du voyage. Je n’ai pas dit que mes parents m’avaient appris quoi que ce soit. Je n’ai pas de parents.

                Elle désigna le Soleil d’un coup de menton. Il tourna la tête, jeta un coup d’œil mais grogna alors que les taches virevoltaient à présent devant ses yeux.

    - Mince. Grogna-t-il.

    - Vous ai-je dérangé ?

    - Non, pas du tout. Mais je ne comprends rien à ce que tu dis.

    - Menteur. Souffla-t-elle en s’avançant.

    - Mais non, c’est le Soleil qui m’a gêné, pas toi. Tu ne pouvais pas savoir qu’un idiot comme moi regarderait.

                Il tendit la main et lui ébouriffa les cheveux. Elle remit les mèches dorées en place en le regardant sans la moindre émotion.

    - Que ferez-vous ce soir ?

                Il rit.

    - Ce que ferais ce soir ? Je suppose qu’on prendre le dîner avec Anastasia et qu’on mangera devant la télévision. Les émissions de jeux sont très intéressantes. Sourit-il. On ira certainement se coucher après.

    - Vous êtes un menteur, Nicholas Vilnus.

    - Pardon ? S’étonna-t-il. Pourquoi donc ? C’est ce que nous faisons tous les soirs !

    - Pas tous les soirs. Certains soirs, vous vous disputez. D’autres, vous faites l’amour. Mais ce n’était pas ma première question. Vous êtes un menteur…

                Elle tendit la main où un rayon de Soleil vint se permettre. Ses doigts s’enroulèrent autour et, de ces éclats lumineux, une gigantesque faux apparut. Le visage de la demoiselle se couvrit d’éclats de Soleil.

    - Vous ne rentrerez pas chez vous ce soir ! Condamna-t-elle.

                Sa faux siffla dans les airs, accrocha les rayons chaud et trancha la tête de l’homme. La gamine s’inclina alors que le corps du fermier s’affaissait.

    - Je ne me suis pas présentée.

                Elle prit les pans de sa robe en haillon et fit une référence.

    - Lady Midday, pour vous ravir votre vie. Chuchota-t-elle.

                Les éclats du Soleil la baignèrent et elle virevolta sur elle-même, disparaissant en boule de lumière.

     

     

                Anastasia sortit de sa maison avec un verre d’eau et un chapeau mouillé. Son mari avait encore oublié de se protéger des éclats du Soleil. Elle pesta doucement contre ses habitudes tête en l’air et le rejoignit dans les champs.

                Qu’elle ne fut pas sa surprise de ne pas voir sa silhouette au loin. Elle fronça les sourcils et trottina dans les tourbes à sa recherche.

    - Nicholas ?!

                Elle remarqua quelque chose allongé au sol et cria.

    - Oh non !

                Elle lâcha le verre et le chapeau et courut vers lui, trébucha dans la terre trop sèche et manqua de lui tomber directement dessus.

                Anastasia posa ses mains sur ses joues qu’elle trouva immédiatement chaude. Trop chaude… Sa peau était devenue fortement rouge.

    - Nicholas !

                Elle se pencha sur lui et ne sentit plus son souffle. Où étaient ses battements de cœur ?

                Elle tenta de lui faire un massage cardiaque malgré le Soleil qui tapait sur son front.

                Comment une insolation avait pu lui ravir son mari de la sorte ? Pourquoi le lui dérober si tôt ? Pourquoi n’avait-il pas fait plus attention ?

                Anastasia gémit en le suppliant.

    - Allons… Allons, quiconque faillit à répondre aux questions de Lady Midday finit par perdre la tête.

                La fillette éclata de rire. Mais qui pouvait l’entendre si ce n’était le vent qui se perdaient dans les arbres et qui voguait sur cette scène douloureuse ?


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  •             Les coups répétés sur la sonnette obligèrent Ling Wang à courir vers la porte pour ouvrir. Il n’était que cinq heures du matin ! Qui pouvait bien les déranger aussi impunément ?

                Reconnaissant les moustaches caricaturales de Hsin, il lui tendit la main et la serra en inclinant légèrement la tête.

    - Gong Lao[1], c’est un plaisir de vous voir.

    - Moi de même, Wang.

    - Avez-vous bien mangé ?

    - Parfaitement et vous ?

    - Moi de même. Répondit-il. Puis-je m’immiscer chez vous.

    - Bien sûr. Je vais vous faire chauffer du darjeeling si cela vous plaît ?

    - Beaucoup.

                Ling s’inclina légèrement et partit dans la pièce attenante. Hsin se permit de rentrer dans la maison et referma derrière lui. Il attendit toutefois le retour de l’homme pour le suivre jusqu’à la table qui trônait pourtant juste en face de l’entrée.

    - Wang Xiaojie[2] est-elle là ? J’ai besoin de lui parler.

    - Je l’ai immédiatement réveillée. Répondit Ling. Prenez place. L’invita-t-il en lui proposant la place face à la porte.

    - Merci beaucoup. Ce n’est pas correct de ma part de venir si tôt mais j’ai eu vent d’une affaire importante.

    - C’est surtout que nous n’avons pas l’habitude de vous voir en vrai. Où devrons-nous aller ?

    - Dans les environs de Yulin.

                Ling retint une grimace. C’était encore bien loin. Et dire qu’il n’avait pas la limousine de son patron pour une fois ! L’homme ayant décidé de partir en vacances, il n’était pas convié à l’accompagner partout. Surtout que l’épouse de ce riche et influent PDG, Monsieur Ma, désirait marcher un peu avec les enfants.

                Il n’était pas du genre à se plaindre de malchance de ce genre-là mais il éprouvait tout de même un vif ressentiment pour Hsin. Il avait l’impression que ce vénérable avait le chic pour survenir uniquement aux moments les plus inoportuns.

                La porte de la chambre s’ouvrit sur Shun Wang, le teint frais et un sourire aux lèvres. Ling lui jeta un coup d’œil désapprobateur en voyant qu’elle avait une cigarette à la main. Il s’empressa de la rejoindre.

    - Ça ne sert à rien de prendre le temps d’enfiler une belle toilette si c’est pour t’afficher en train de fumer comme une prostituée.

    - Je ne fume pas comme une prostituée.

                Elle s’avança vers l’homme et prit place à sa gauche.

    - Voulez-vous une cigarette Gong ? Questionna-t-elle.

                Il lui lança un regard désapprobateur. Elle pouvait lire dans ses iris noirs un accusateurs « il a fallu que ce soit vous la descendante de Zhong Kui ». Tout le monde le lui disait. Une très belle femme dotée de manière tellement occidentale… Une femme qui se permettait tout. Peut-être parce qu’elle brandissait régulièrement le Dadao de l’illustre exorciste Zhong Kui et que la sécurité de la Chine reposait entre autre sur ses épaules.

                Elle sourit lorsqu’il agita la main de droite à gauche en signe de déni.

    - Je suis venu vous voir tant en qualité d’exorciste que pour vous dépêcher un travail de livreur.

    - Avez-vous bien mangé ?

                Il tiqua et lança un coup d’œil vers Ling qui se pencha.

    - Shun, n’importune pas notre visiteur.

                Elle alluma sa cigarette et tira une longue bouffée dessus.

    - Je l’importune, moi ? J’aurais juré que c’était l’inverse. S’amusa-t-elle. Alors… Qu’est-ce qui vous amène, maintenant que j’ai usé de toutes les politesses.

    - Descendante de Zhong Kui… sachez qu’il y a l’art et la manière d’être poli. Wang est bien plus méritant que vous.

    - En ce cas, c’est lui qui devrait recevoir l’honorifique, Hsin.

                Il se tendit de tout son être.

    - Shun ! Protesta Ling. Je vous présente ses excuses et je vais vous chercher votre thé.

                À peine dit que l’homme s’enfuyait dans la cuisine. Il savait pertinemment que Shun arracherait la mission à Hsin, impertinente ou pas. Il aurait seulement préféré qu’il ne doive pas subir ce combat de titan pour se faire.

                Le visiteur toussa dans sa main et chassa les volutes de cigarettes qui l’attaquaient.

    - On m’a appelé pour m’annoncer que des éléphants se faisaient manger. Dit Hsin.

                Shun souffla de la fumée de cigarette et haussa un sourcil.

    - Ba She ?

    - Exactement.

    - Ce sera une première fois. Releva-t-elle.

                Elle lança un regard vers la boîte en bois vert qui reposait au-dessus de l’armoire à DVD du salon. À côté, le Dadao de ses ancêtres reposait. Elle ne savait pas si elle aurait le courage et le mérite de le brandir. Mais elle voulait bien affronter toutes les créatures puisque le sang et l’esprit de Zhong Kui était avec elle.

    - Ça se déroule près de Yujin.

    - C’est à deux jours de voiture. Commenta Shun en aspirant de la fumée.

    - C’est exact. Lorsque vous aurez pourfendu la bête, ramenez moi ses os.

    - Je sais. J’ai appris plus que vous ne le pourriez jamais. Rappela-t-elle.

    - Ne croyez pas avoir la science infuse. Personne ne l’a. Rectifia l’homme.

    - C’est ce que vous dites…

    - Ce n’est certainement pas quelque comme vous qui l’obtiendrait. Continua-t-il.

                Les lèvres de Shun se tordirent alors que Ling arrivait pour poser la tasse de thé devant leur invité. Il lança un regard vers la jeune femme qui recrachait des volutes âcres. Il devina toutefois un sourire derrière les fumerolles blanches.

                Quelquefois, il se demandait si le vrai démon, ce n’était pas elle. Avec sa beauté mensongère et son caractère de cochon. Mais il savait aussi que c’était pire que cela… Ce n’était qu’une femme. Une femme rattrapée par le Monde actuel. Il y en avait à la pelle qui sortait de l’ombre et s’imposait de la sorte dans une société loin de les accueillir comme elles le désiraient.

                Shun avait la force de s’imposer et c’était ce qui dérangeait…

     

     

    - Tout de même ! Tu te tiens d’une façon tellement indécente ! Reprocha Ling.

    - Il vient chez nous à cinq heures du matin, j’estime avoir le droit d’être indécente. Est-ce que je n’ai jamais été une mauvaise exorciste ? S’enquit froidement Shun.

                Alors qu’ils discutaient, elle enfilait une tenue d’apparat blanche ressemblant à un énorme kimono qui était, de surcroît, difforme. Elle avait l’impression d’être habillée d’un sac et le chapeau de paille qui parachevait la toilette ne l’aidait pas à se sentit à l’aise. Mais ses cheveux étaient attachés et tenaient en place. Son arme était déjà à sa main…

                Elle se pencha en avant et appuya ses coudes sur le siège conducteur.

    - Je dis juste que ça ne fera pas de mal à cet idiot de Hsin d’avoir les idées remises en place de temps en temps. Et j’aime bien quand les frimeurs arrêtent de frimer.

    - Si j’étais un frimeur…

    - Haha ! Quelle question ! Si tu étais un frimeur, je te détesterais !

                Il frissonna de dégoût qu’elle l’ait ainsi interrompu.

                Elle fit la moue en le voyant ainsi réagir et posa un baiser sur sa joue, y laissant une marque rouge vif.

    - Il te force quand même à rouler pendant trois jours et nous laisse dormir dans la voiture. Disons que ça ne m’aide pas à être de bonne humeur.

    - Ce n’était pas nécessaire non plus de te mettre en tenue maintenant.

    - Si. Je dois entrer en communion avec mon passé. C’est une créature que je n’ai jamais affrontée. … Tu vas être heureux. Ajouta-t-elle avec un clin d’œil.

    - Oui, tu ne vas plus boire ou fumer. Mais tu as intérêt à manger cette fois. Je sais déjà que tu ne vas pas fermer l’œil de la nuit… Maugréa-t-il.

                Il lui lança un regard désapprobateur par le rétroviseur mais elle ne le releva pas. Elle se mit en tailleur et se plaça de sorte que son qi et ses chakras puissent voyager allégrement dans son corps. Elle voulait les sentir vibrer.

     

     

    Trois jours plus tard

     

                Ling aida Shun à sortir de la voiture. Il pinça les lèvres. Décidément, il n’aimait pas la voir ainsi se préparer… Il savait qu’elle tenait à peine sur ses jambes même si elle donnait l’impression inverse. Il savait que son grand sourire et les gestes vifs qu’elle faisait n’étaient qu’une façade, peut-être même une astuce pour demeurer éveillée.

                Lui, il avait seulement envie de la secouer voir de lui proposer du café. Quoiqu’il savait que, pour elle, ce ne serait pas de refus…

    - Shun…

    - Ça ira. Je porte en moins le sang de Zhong Kui, le plus grand exorciste que le monde ait porté ! J’ai même hérité du nom de l’Empereur Shun.

    - Et ce n’est que cela, Shun, des noms ! Ne repose pas trop sur eux. Tu ne voudrais pas sombrer simplement car tu as fais confiance à des noms.

    - Tu te soucies de moi. Sourit-elle. Je t’en suis reconnaissante. À présent, laisse-moi me soucier de toi. Reste ici. Ça pourrait être dangereux.

    - Justement !

                Ling serra les dents en la voyant partir en courant.

                Bien sûr qu’elle savait où elle devait aller dans sa tenue de cérémonie qui entravait ses mouvements. Qui ne l’aurait pas su ? D’ici, on voyait parfaitement le Ba She se dessinait. Il était si grand, deux fois plus grand qu’un éléphant, avec sa tête jeune vive qui se détachait de son long corps sinueux et noir.

                Aussi, Shun ne fut bientôt plus qu’un simple petit point alors qu’un boa jeté juste devant le nez de Ling n’aurait pas été plus grand…

     

                Shun arriva en haletant, tenant à peine sur ses jambes. Elle écarquilla les yeux en découvrant une bête plus haute que la plupart des immeubles de Chine. À mesure qu’elle avançait, elle n’avait pas manqué de voir que la créature était plus imposante qu’elle ne le pensait…

                Elle savait pertinemment que le Ba She était capable d’avaler un éléphant comme s’il avait s’agit d’une souris pour ses cousins minuscules mais tout de même !

    - Ba She ! Par le nom et le sang de Zhong Kui, je te somme de retourner dans les méandres de la Terre et de cesser tes méfaits ! Cria Shun.

                Elle n’avait même pas confiance en elle-même tandis qu’elle criait cela.

                Pourquoi quelqu’un le ferait ? Qui ?

                Elle était si ridicule…

                Un œil jaune s’ouvrit lentement. Il était aussi grand qu’elle !

    - Ba She… Si tu ne te rends pas, je devrais te tuer comme mes ancêtres avant moi ! Menaça Shun.

                Elle essaya de se reprendre. Ça ne valait pas les Mei qu’elle affrontait constamment ou les démons de basse catégorie. Ou encore les fantômes qui avaient besoin de son aide pour être rejetés vers le paradis, l’enfer ou une réincarnation future.

                Une gigantesque langue jaillit de la gueule jaune. Shun retint un cri en faisant un bond de côté.

                Elle se prit dans les pans de sa tenue d’apparat et s’effondra sur le sol où elle haleta. Ses doigts se fermèrent sur le Dadao. Elle se redressa péniblement et se recula encore. Mais cette fois, elle souleva les pans et entreprit une danse mystique. La lame siffla dans les airs et voleta, décrivant des sigles, des idéogrammes.

                Le Ba She se tordit lorsque la magie antique l’affecta. Il siffla, se redressa et fondit vers Shun.

                Elle exécuta si rapidement une danse qu’elle put mettre la barre finale à un sinogramme. Une barrière se leva brusquement et la protégea. Elle reprit alors sa danse, haletante.

                Les éléments commencèrent à se déchaîner.

                Mais le serpent ne s’arrêtait pas là. Ce n’était pas parce que la terre l’emprisonnait, que l’eau de son corps s’évaporait, que les flammes germaient et l’attaquaient et que le vent le fouettait qu’il allait se rendre.

                Au contraire !

                Il força sur la protection.

                Shun poussa un cri lorsqu’elle la vit céder. Ses doigts se resserrèrent sur le Dadao et elle s’obligea à accomplir la danse jusqu’au bout.

                Elle l’avait presque finie.

                Elle virevolta.

                Le point final !

                Son chapeau de paille vola au gré du vent qu’elle avait elle-même provoqué. L’air chaud et froid se confrontèrent. Un éclair s’abattit et la protection céda.

                Un des crocs du Ba She s’enfonça dans son épaule, lui arrachant un hurlement de douleur, et elle s’effondra.

     

     

                Ling remarqua des gerbes roses, orange et rouges au loin. Il fronça les sourcils en voyant les contours du serpent disparaître petit à petit. Ses lèvres s’étirèrent.

                Encore une fois, Shun avait réussi son coup !

                Il grimpa derrière le volant et fonça vers l’endroit où s’était jadis tenu le Ba She. Shun le lui reprocherait certainement mais il savait aussi qu’elle avait besoin de repos et le plus vite serait le mieux.

                Elle n’avait pas besoin d’endurer plus qu’elle ne le faisait déjà.

                Même si une bonne leçon ne lui ferait pas de mal…

     

                Ling arrêta brusquement la voiture en découvrant Shun allongée au sol. Il se précipita immédiatement vers elle, le cœur battant à tout rompre.

    - Shun ! Shun ! Criait-il en ouvrant la portière.

                Il se précipita auprès d’elle et se laissa tomber à genoux. Il poussa un soupir en découvrant qu’elle respirait encore. Il lança un regard à la tenue que portait la jeune femme. S’il y avait des taches de sang, elle n’en était pas gorgée et il estimait que c’était une bonne chose.

                Il l’espérait tout du moins.

                Sa respiration était calme, son cœur battait normalement. Il soupira et la souleva pour la mettre sur la banquette arrière. Il l’attacha comme il put avec les moyens du bord puis se dirigea vers les ossements qu’il voyait là et qu’ils devaient ramener.

                Il préférerait de loin pouvoir être lui-même le descendant de Zhong Kui. C’était tout de même bien plus palpitant que le pauvre garçon qui devait faire conducteur, porteur et bien d’autres choses encore…

                Enfin, au moins, il ne risquait pas sa vie…

                Il jeta un coup d’œil à tout son chargement. Cette fois encore… direction l’hôpital !

     

    [1] Il s’agit d’une marque de respect que Ling lui appose et qui admet qu’il est un « ancien ». Notez qu’il l’appelle par son nom de famille.

    [2] Là aussi, une marque de respect mais qui souligne la jeunesse.


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  • Le premier Lumeçon

     

     

    296 après J-C

     

                Ydris bêchait le champ de ses mains calleuses. Mais sa mère ne lui avait pas appris à protester, qu’importe la douleur, qu’importe la sensation de chaleur qui se propageait dans ses mains. Et pourtant, il n’avait que neuf ans… Néanmoins, c’était son travail et que pouvait-il faire si ce n’était le travail qu’on lui sommait de faire ? Ça aurait été bien présomptueux de protester. En fait, il l’avait déjà fait… La première fois, son père l’avait tellement roué de coup que les douleurs encourues en retournant la terre ne valait rien à côté ; la seconde fois, le goût de son sang avait irradié sa bouche et sa gorge ; la troisième fois, il avait fini par comprendre qu’il n’avait pas son mot à dire…

                Ensuite, sa sœur tirait le lait des vaches, prenait les œufs, tranchait les têtes des volailles et les plumait pendant que lui labourait le champ, faisait les semis, coupait le bois et assistait son père dès qu’il fallait.

                Mais ce n’était pas à sa sœur qu’il en voulait… Jamais à elle. Surtout pas quand elle lui lançait son grand sourire innocent, ses yeux bleus pétillants de mille feux. Les mêmes yeux qu’il avait…

                Ce jour-là, comme tant d’autres jours, il ramena sa bêche dans la grange pour la poser parmi tous les autres outils. Mais ce jour-là était bien différent des autres… Son père retournait le foin pour en prendre quelques morceaux à distribuer aux vaches. Les temps avaient été plus arides que prévu… Les pauvres s’amaigrissaient et trouver de l’eau était bien compliqué.

    - J’ai trouvé un époux pour Nerys.

                C’était la voix de son père…

                Il l’avait souvent entendue grave mais pas joyeuse comme ça. Il se mordit la lèvre inférieure et se recroquevilla sur lui-même pour se tasser à côté de l’entrée. Ses parents lui avaient toujours dit qu’écouter aux portes était mal et ils devaient avoir raison. Mais il s’agissait de sa sœur.

                Sa sœur jumelle.

                Si la peur ne lui permettait pas de se tracasser et de mépriser les règles alors, honnêtement, qu’est-ce qui lui accorderait ?

                Il savait pertinemment ce que « avoir un époux » voulait dire. Parce qu’ils avaient une grande sœur qui avait été mariée il y avait trois ans et qu’ils ne l’avaient plus vue depuis cet instant fatidique.

                Alors le mariage, ça devait forcément être mal… Les explications de ses parents, relâchant une date, un nom et leur joie était, pour lui, tout sauf heureux. Il ne comprenait qu’une seule chose à tous ces mots : on comptait lui arracher sa jumelle.

                Et ça, il ne pouvait le tolérer !

     

    Quatre ans plus tard

     

                Lorsque George de Lydda entra dans la ville de Mons, il vit la tristesse sur les regards. Son fier destrier avançait lentement, ses sabots claquant fortement mais régulièrement. Une foule de chevalier marchaient au pas derrière lui. Il demeurait silencieux mais voyait les plaintes sur les visages meurtris et ça ne lui plaisait pas.

                À chaque fois qu’il voyait le peuple torturer, il était inévitablement poussé vers eux. Il voulait savoir ce qu’ils avaient et ce qu’il pouvait faire pour eux. C’est ainsi qu’il se pencha vers une vieille femme dans des vêtements rapiécés qui inclina la tête pour le saluer.

    - Bonjour, vieille femme. Que se passe-t-il par ici ?

    - Bonjour, Noble Chevalier… C’est à cause du Ducasse…

    - Le Ducasse ? Répéta le dénommé George.

    - Vous ne le connaissez pas ? On ne parle que de lui dans la région… C’est ce dragon…

                Elle désigna les landes. Une magnifique construction surplombait la ville. Un château fort récent que l’on voyait depuis bien loin. Le même château qui l’avait incité à traverser la Belgique pour voir ce qui se terrait par ici. Un Roi inconnu ? Un peuple à occire ou à rallier à sa cause ? Juste quelqu’un qui pouvait leur offrir le gite et le couvert, qu’ils puissent se reposer après toutes les croisades, les tueries et autres…

    - Un dragon qui vit dans un château ?

                La femme opina.

    - Il a capturé une jeune fille. Enchaîna-t-elle. La jeune Nerys…

                Elle porta sa main à son cœur, baissant les yeux.

    - Ça remonte à deux mois… Elle allait se marier et il a tué son époux avant de la kidnapper. Il ne fait aucun doute qu’il désir une vierge. C’est ce que veulent tous les dragons… Chuchota-t-elle.

    - Tous les dragons. Approuva un des piétons aux côtés de George.

    - Nous les avons vus faire de nombreuses fois. Continua un autre, retirant son casque de sa chevelure blonde.

                Il se passa la main dedans, secoua la tête puis remit son heaume.

    - Monseigneur le Chevalier, pouvez-vous faire quelque chose ?

    - Bien sûr que je le peux, gente Dame. Répondit George.

                Il tourna la tête vers le château. Pouvait-il vraiment faire quelque chose ? Parce qu’il n’avait jamais connu de dragon qui avait un château ! Mais, après tout, il fallait un début à tout ! Il ignorait comment ça se passerait mais il assumait qu’il pourrait battre la bête. Il ne redoutait pas cela…

    - Allons-y !

                Il fit un geste vers ses hommes qui acquiescèrent. Ils n’avaient aucune envie de prendre part à ce combat et de marcher encore… Mais pouvaient-ils vraiment donner leurs avis ?

                Les onze guerriers, seuls survivants de nombreuses batailles, lui emboitèrent le pas.

     

     

                George cogna à la porte en bois de l’immense château qu’on lui avait sans cesse désigné. Il attendit, la main fermée sur la poignée de son épée. D’un seul coup d’œil, il s’assura que ses hommes étaient prêts. Il porta même sa seconde main à la croix qui dodelinait sur sa poitrine avant d’affirmer sa prise sur son arme.

                Les portes s’ouvrirent en grinçant. Le Chevalier son épaule mais il ne put se résoudre à l’abattre lorsqu’il vit de grands yeux bleus et une jeune fille à peine âgée de douze ans. Elle lui offrit un sourire frais de ses lèvres rouges. George s’assura rapidement qu’il n’y avait pas de trace de la bête reptilienne avant de rabaisser son épée.

    - Bonjour, mon enfant. Je suis Sir George de Lydda. Je suis venu pour pourfendre le dragon.

    - Pour pourfendre le dragon ? Répéta-t-elle d’une petite voix.

                Il opina en souriant.

    - Est-il ici ?

    - Où pourrait-il être d’autre ? Souffla-t-elle, la voix à moitié étouffée. Mais…

                Elle se mordit la lèvre inférieure. Un des chevaliers sursauta lorsqu’il entendit un cri pourfendre les murs. Il écarquilla les yeux et se rapprocha du cheval de George. Ses doigts se fermèrent autour des rênes pour que l’homme puisse descendre sans heurt.

    - Préparez-moi ma lance. Ordonna-t-il.

                Un des plus jeunes garçons s’approcha à la hâte, lui présentant ladite arme. Le Seigneur le remercia et soupesa le bois comme il le faisait à chaque fois. Comme si la lance avait fondamentalement pu prendre en poids ou en perdre !

                Il s’avança dans le château, marchant en suivant les cris du dragon. Il entendait quelqu’un trottiner derrière lui. Il se doutait que c’était la jeune fille et jeta néanmoins un coup d’œil par-dessus son épaule.

    - Reste à l’arrière, ma petite.

    - Oui, mon Sieur. Mais… Le dragon, il…

    - J’ai entendu dire qu’il avait dévoré ton époux.

                George grimpa les escaliers. Le bruit des armures de ses hommes s’ajoutèrent au bruit ambiant. Ils ne pouvaient pas prétendre à la discrétion mais soit.

    - C’est vrai.

    - Tu seras bientôt libre, ma petite. Tu devrais d’ailleurs aller vers la porte.

                Il jeta un coup d’œil au bas des escaliers. C’était la seule fuite qui était à leurs portées. À celle de la fillette également.

                Il grimpa d’autres marches mais se reprit en réalisant quelque chose. La gamine était visiblement laissée sans la moindre protection. Il ne voyait aucune entrave sur ses poignets ou ses chevilles. Lorsqu’elle lui avait ouvert, elle aurait sans problème pu se faufiler et partir en courant. Mais elle était là, à le suivre, le visage tout inquiet. Bien moins que celui des villageois qu’ils avaient rencontrés.

                Tous avaient parlés de l’effroyable Ducasse. Tous l’avaient sommé de détruire la bête pour libérer la fillette.

                Il était empli de doute mais il y en avait bien un qu’il n’avait pas : celui de pourfendre un dragon. Il savait comment on tuait ces énormes reptiles et c’était tout ce qui comptait. Moins il y en avait sur cette terre, mieux c’était…

                Alors il passa dans la salle d’où venait tous les cris torturés.

    - Arrêtez, Monseigneur ! Il m’appelle.

                L’homme la regarda à l’instant où il entendit un hurlement. Il fut cogné par une masse entourée de cuir et manqua de tomber sur le sol dans un bruit de cliquetis métallique. Il se rattrapa comme il le pouvait et serra sa main sur sa lance.

                Un guerrier attrapa la petite fille pour l’éloigner de la cohue alors que ses collègues fonçaient dans la pièce. La bête reptilienne hurla alors que les coups d’épée pleuvaient. L’odeur de fer se souleva bientôt dans le vestibule et l’enfant beugla en voyant des pans de chair tomber.

    - Je vous en prie ! Cria-t-elle.

                La lance de George se souleva.

    - C’est mon frère !

                L’arme jaillit des mains de l’homme et se planta dans le cœur de la bête qui fut alors incapable de bouger si ce n’était quelques tressaillements qui le secouait cruellement. La jeune fille eut du sang qui sortit de ses lèvres.

    - Jumeau… Mon frère… Jumeau…

                Elle écarquilla les yeux alors que George regardait l’un puis l’autre.

    - Ma princesse… Chuchota le dragon.

    - Ton frère ? Répéta le Seigneur vers la petite.

    - Il…

                Elle déglutit difficilement, tombée à genoux alors qu’elle crachait un liquide carmin. Un des jeune Chevaliers se jeta auprès d’elle pour la serrer contre lui.

    - Mais quelle est cette sorcellerie ? Cria-t-il.

    - Mon frère… Il a vendu son âme… son âme au Diable… Il voulait me protéger… Couina-t-elle. Le Diable l’a transformé…

                La jeune fille ferma les yeux au moment même où le reptile faisait de même. George serra la main sur son crucifix.

    - Oh mon Seigneur. Viens-nous en aide, je T’en supplie.

                La lumière traversa un soupirail, caressant le corps inanimé de la demoiselle. Le dragon disparut soudainement, la poussière scintilla et la demoiselle remua légèrement tandis que les plumes voletaient.

    - Que se passe-t-il ? Demanda un Chevalier. Est-ce un miracle ?

                George opina. Il tendit la main vers la demoiselle.

    - Toi qui a été ramené par le Saint-Esprit, dis-moi, qui es-tu exactement ?

    - Nerys… Chuchota-t-elle, les yeux écarquillés. Mon frère voulait juste me protéger. Je… J’étais sa princesse… Couina-t-elle.

                Elle garda les yeux grands ouverts.

     

     

    Des siècles plus tard

     

    - Saint George ?!

                L’homme, le regard fatigué, se tourna vers l’ange Nerys qui sautillait en souriant.

    - Je peux y aller ? Je peux aller voir le Doudou ?

    - Bien sûr. Dit-il en regardant à travers les vitres tous les nuages nappés d’or qui s’étendaient. J’espère que tu ne m’en veux pas.

    - Vous me demandez toujours ça, je sais que vous avez voulu mon bien. Répondit-elle. Et mon frère adorerait cette version de l’histoire ! Le vénérable Saint-George qui sauva la fille d’un Roi ! Une Princesse.

                Elle sourit d’un air rêveur avant de se détourner et partir en courant pour assister aux festivités.

                Le Saint songea que cette partie de l’histoire, celle d’un homme sauvant une princesse et ramenant le dragon derrière lui comme un chien était bien intéressante. Il aurait aimé sauver une princesse au lieu de tuer une fillette.

                L’histoire s’était déformé et, quelquefois, il avait l’impression que c’était les mots du dragon eux-mêmes qui s’étaient profilés de par le temps…


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