•             Les coups répétés sur la sonnette obligèrent Ling Wang à courir vers la porte pour ouvrir. Il n’était que cinq heures du matin ! Qui pouvait bien les déranger aussi impunément ?

                Reconnaissant les moustaches caricaturales de Hsin, il lui tendit la main et la serra en inclinant légèrement la tête.

    - Gong Lao[1], c’est un plaisir de vous voir.

    - Moi de même, Wang.

    - Avez-vous bien mangé ?

    - Parfaitement et vous ?

    - Moi de même. Répondit-il. Puis-je m’immiscer chez vous.

    - Bien sûr. Je vais vous faire chauffer du darjeeling si cela vous plaît ?

    - Beaucoup.

                Ling s’inclina légèrement et partit dans la pièce attenante. Hsin se permit de rentrer dans la maison et referma derrière lui. Il attendit toutefois le retour de l’homme pour le suivre jusqu’à la table qui trônait pourtant juste en face de l’entrée.

    - Wang Xiaojie[2] est-elle là ? J’ai besoin de lui parler.

    - Je l’ai immédiatement réveillée. Répondit Ling. Prenez place. L’invita-t-il en lui proposant la place face à la porte.

    - Merci beaucoup. Ce n’est pas correct de ma part de venir si tôt mais j’ai eu vent d’une affaire importante.

    - C’est surtout que nous n’avons pas l’habitude de vous voir en vrai. Où devrons-nous aller ?

    - Dans les environs de Yulin.

                Ling retint une grimace. C’était encore bien loin. Et dire qu’il n’avait pas la limousine de son patron pour une fois ! L’homme ayant décidé de partir en vacances, il n’était pas convié à l’accompagner partout. Surtout que l’épouse de ce riche et influent PDG, Monsieur Ma, désirait marcher un peu avec les enfants.

                Il n’était pas du genre à se plaindre de malchance de ce genre-là mais il éprouvait tout de même un vif ressentiment pour Hsin. Il avait l’impression que ce vénérable avait le chic pour survenir uniquement aux moments les plus inoportuns.

                La porte de la chambre s’ouvrit sur Shun Wang, le teint frais et un sourire aux lèvres. Ling lui jeta un coup d’œil désapprobateur en voyant qu’elle avait une cigarette à la main. Il s’empressa de la rejoindre.

    - Ça ne sert à rien de prendre le temps d’enfiler une belle toilette si c’est pour t’afficher en train de fumer comme une prostituée.

    - Je ne fume pas comme une prostituée.

                Elle s’avança vers l’homme et prit place à sa gauche.

    - Voulez-vous une cigarette Gong ? Questionna-t-elle.

                Il lui lança un regard désapprobateur. Elle pouvait lire dans ses iris noirs un accusateurs « il a fallu que ce soit vous la descendante de Zhong Kui ». Tout le monde le lui disait. Une très belle femme dotée de manière tellement occidentale… Une femme qui se permettait tout. Peut-être parce qu’elle brandissait régulièrement le Dadao de l’illustre exorciste Zhong Kui et que la sécurité de la Chine reposait entre autre sur ses épaules.

                Elle sourit lorsqu’il agita la main de droite à gauche en signe de déni.

    - Je suis venu vous voir tant en qualité d’exorciste que pour vous dépêcher un travail de livreur.

    - Avez-vous bien mangé ?

                Il tiqua et lança un coup d’œil vers Ling qui se pencha.

    - Shun, n’importune pas notre visiteur.

                Elle alluma sa cigarette et tira une longue bouffée dessus.

    - Je l’importune, moi ? J’aurais juré que c’était l’inverse. S’amusa-t-elle. Alors… Qu’est-ce qui vous amène, maintenant que j’ai usé de toutes les politesses.

    - Descendante de Zhong Kui… sachez qu’il y a l’art et la manière d’être poli. Wang est bien plus méritant que vous.

    - En ce cas, c’est lui qui devrait recevoir l’honorifique, Hsin.

                Il se tendit de tout son être.

    - Shun ! Protesta Ling. Je vous présente ses excuses et je vais vous chercher votre thé.

                À peine dit que l’homme s’enfuyait dans la cuisine. Il savait pertinemment que Shun arracherait la mission à Hsin, impertinente ou pas. Il aurait seulement préféré qu’il ne doive pas subir ce combat de titan pour se faire.

                Le visiteur toussa dans sa main et chassa les volutes de cigarettes qui l’attaquaient.

    - On m’a appelé pour m’annoncer que des éléphants se faisaient manger. Dit Hsin.

                Shun souffla de la fumée de cigarette et haussa un sourcil.

    - Ba She ?

    - Exactement.

    - Ce sera une première fois. Releva-t-elle.

                Elle lança un regard vers la boîte en bois vert qui reposait au-dessus de l’armoire à DVD du salon. À côté, le Dadao de ses ancêtres reposait. Elle ne savait pas si elle aurait le courage et le mérite de le brandir. Mais elle voulait bien affronter toutes les créatures puisque le sang et l’esprit de Zhong Kui était avec elle.

    - Ça se déroule près de Yujin.

    - C’est à deux jours de voiture. Commenta Shun en aspirant de la fumée.

    - C’est exact. Lorsque vous aurez pourfendu la bête, ramenez moi ses os.

    - Je sais. J’ai appris plus que vous ne le pourriez jamais. Rappela-t-elle.

    - Ne croyez pas avoir la science infuse. Personne ne l’a. Rectifia l’homme.

    - C’est ce que vous dites…

    - Ce n’est certainement pas quelque comme vous qui l’obtiendrait. Continua-t-il.

                Les lèvres de Shun se tordirent alors que Ling arrivait pour poser la tasse de thé devant leur invité. Il lança un regard vers la jeune femme qui recrachait des volutes âcres. Il devina toutefois un sourire derrière les fumerolles blanches.

                Quelquefois, il se demandait si le vrai démon, ce n’était pas elle. Avec sa beauté mensongère et son caractère de cochon. Mais il savait aussi que c’était pire que cela… Ce n’était qu’une femme. Une femme rattrapée par le Monde actuel. Il y en avait à la pelle qui sortait de l’ombre et s’imposait de la sorte dans une société loin de les accueillir comme elles le désiraient.

                Shun avait la force de s’imposer et c’était ce qui dérangeait…

     

     

    - Tout de même ! Tu te tiens d’une façon tellement indécente ! Reprocha Ling.

    - Il vient chez nous à cinq heures du matin, j’estime avoir le droit d’être indécente. Est-ce que je n’ai jamais été une mauvaise exorciste ? S’enquit froidement Shun.

                Alors qu’ils discutaient, elle enfilait une tenue d’apparat blanche ressemblant à un énorme kimono qui était, de surcroît, difforme. Elle avait l’impression d’être habillée d’un sac et le chapeau de paille qui parachevait la toilette ne l’aidait pas à se sentit à l’aise. Mais ses cheveux étaient attachés et tenaient en place. Son arme était déjà à sa main…

                Elle se pencha en avant et appuya ses coudes sur le siège conducteur.

    - Je dis juste que ça ne fera pas de mal à cet idiot de Hsin d’avoir les idées remises en place de temps en temps. Et j’aime bien quand les frimeurs arrêtent de frimer.

    - Si j’étais un frimeur…

    - Haha ! Quelle question ! Si tu étais un frimeur, je te détesterais !

                Il frissonna de dégoût qu’elle l’ait ainsi interrompu.

                Elle fit la moue en le voyant ainsi réagir et posa un baiser sur sa joue, y laissant une marque rouge vif.

    - Il te force quand même à rouler pendant trois jours et nous laisse dormir dans la voiture. Disons que ça ne m’aide pas à être de bonne humeur.

    - Ce n’était pas nécessaire non plus de te mettre en tenue maintenant.

    - Si. Je dois entrer en communion avec mon passé. C’est une créature que je n’ai jamais affrontée. … Tu vas être heureux. Ajouta-t-elle avec un clin d’œil.

    - Oui, tu ne vas plus boire ou fumer. Mais tu as intérêt à manger cette fois. Je sais déjà que tu ne vas pas fermer l’œil de la nuit… Maugréa-t-il.

                Il lui lança un regard désapprobateur par le rétroviseur mais elle ne le releva pas. Elle se mit en tailleur et se plaça de sorte que son qi et ses chakras puissent voyager allégrement dans son corps. Elle voulait les sentir vibrer.

     

     

    Trois jours plus tard

     

                Ling aida Shun à sortir de la voiture. Il pinça les lèvres. Décidément, il n’aimait pas la voir ainsi se préparer… Il savait qu’elle tenait à peine sur ses jambes même si elle donnait l’impression inverse. Il savait que son grand sourire et les gestes vifs qu’elle faisait n’étaient qu’une façade, peut-être même une astuce pour demeurer éveillée.

                Lui, il avait seulement envie de la secouer voir de lui proposer du café. Quoiqu’il savait que, pour elle, ce ne serait pas de refus…

    - Shun…

    - Ça ira. Je porte en moins le sang de Zhong Kui, le plus grand exorciste que le monde ait porté ! J’ai même hérité du nom de l’Empereur Shun.

    - Et ce n’est que cela, Shun, des noms ! Ne repose pas trop sur eux. Tu ne voudrais pas sombrer simplement car tu as fais confiance à des noms.

    - Tu te soucies de moi. Sourit-elle. Je t’en suis reconnaissante. À présent, laisse-moi me soucier de toi. Reste ici. Ça pourrait être dangereux.

    - Justement !

                Ling serra les dents en la voyant partir en courant.

                Bien sûr qu’elle savait où elle devait aller dans sa tenue de cérémonie qui entravait ses mouvements. Qui ne l’aurait pas su ? D’ici, on voyait parfaitement le Ba She se dessinait. Il était si grand, deux fois plus grand qu’un éléphant, avec sa tête jeune vive qui se détachait de son long corps sinueux et noir.

                Aussi, Shun ne fut bientôt plus qu’un simple petit point alors qu’un boa jeté juste devant le nez de Ling n’aurait pas été plus grand…

     

                Shun arriva en haletant, tenant à peine sur ses jambes. Elle écarquilla les yeux en découvrant une bête plus haute que la plupart des immeubles de Chine. À mesure qu’elle avançait, elle n’avait pas manqué de voir que la créature était plus imposante qu’elle ne le pensait…

                Elle savait pertinemment que le Ba She était capable d’avaler un éléphant comme s’il avait s’agit d’une souris pour ses cousins minuscules mais tout de même !

    - Ba She ! Par le nom et le sang de Zhong Kui, je te somme de retourner dans les méandres de la Terre et de cesser tes méfaits ! Cria Shun.

                Elle n’avait même pas confiance en elle-même tandis qu’elle criait cela.

                Pourquoi quelqu’un le ferait ? Qui ?

                Elle était si ridicule…

                Un œil jaune s’ouvrit lentement. Il était aussi grand qu’elle !

    - Ba She… Si tu ne te rends pas, je devrais te tuer comme mes ancêtres avant moi ! Menaça Shun.

                Elle essaya de se reprendre. Ça ne valait pas les Mei qu’elle affrontait constamment ou les démons de basse catégorie. Ou encore les fantômes qui avaient besoin de son aide pour être rejetés vers le paradis, l’enfer ou une réincarnation future.

                Une gigantesque langue jaillit de la gueule jaune. Shun retint un cri en faisant un bond de côté.

                Elle se prit dans les pans de sa tenue d’apparat et s’effondra sur le sol où elle haleta. Ses doigts se fermèrent sur le Dadao. Elle se redressa péniblement et se recula encore. Mais cette fois, elle souleva les pans et entreprit une danse mystique. La lame siffla dans les airs et voleta, décrivant des sigles, des idéogrammes.

                Le Ba She se tordit lorsque la magie antique l’affecta. Il siffla, se redressa et fondit vers Shun.

                Elle exécuta si rapidement une danse qu’elle put mettre la barre finale à un sinogramme. Une barrière se leva brusquement et la protégea. Elle reprit alors sa danse, haletante.

                Les éléments commencèrent à se déchaîner.

                Mais le serpent ne s’arrêtait pas là. Ce n’était pas parce que la terre l’emprisonnait, que l’eau de son corps s’évaporait, que les flammes germaient et l’attaquaient et que le vent le fouettait qu’il allait se rendre.

                Au contraire !

                Il força sur la protection.

                Shun poussa un cri lorsqu’elle la vit céder. Ses doigts se resserrèrent sur le Dadao et elle s’obligea à accomplir la danse jusqu’au bout.

                Elle l’avait presque finie.

                Elle virevolta.

                Le point final !

                Son chapeau de paille vola au gré du vent qu’elle avait elle-même provoqué. L’air chaud et froid se confrontèrent. Un éclair s’abattit et la protection céda.

                Un des crocs du Ba She s’enfonça dans son épaule, lui arrachant un hurlement de douleur, et elle s’effondra.

     

     

                Ling remarqua des gerbes roses, orange et rouges au loin. Il fronça les sourcils en voyant les contours du serpent disparaître petit à petit. Ses lèvres s’étirèrent.

                Encore une fois, Shun avait réussi son coup !

                Il grimpa derrière le volant et fonça vers l’endroit où s’était jadis tenu le Ba She. Shun le lui reprocherait certainement mais il savait aussi qu’elle avait besoin de repos et le plus vite serait le mieux.

                Elle n’avait pas besoin d’endurer plus qu’elle ne le faisait déjà.

                Même si une bonne leçon ne lui ferait pas de mal…

     

                Ling arrêta brusquement la voiture en découvrant Shun allongée au sol. Il se précipita immédiatement vers elle, le cœur battant à tout rompre.

    - Shun ! Shun ! Criait-il en ouvrant la portière.

                Il se précipita auprès d’elle et se laissa tomber à genoux. Il poussa un soupir en découvrant qu’elle respirait encore. Il lança un regard à la tenue que portait la jeune femme. S’il y avait des taches de sang, elle n’en était pas gorgée et il estimait que c’était une bonne chose.

                Il l’espérait tout du moins.

                Sa respiration était calme, son cœur battait normalement. Il soupira et la souleva pour la mettre sur la banquette arrière. Il l’attacha comme il put avec les moyens du bord puis se dirigea vers les ossements qu’il voyait là et qu’ils devaient ramener.

                Il préférerait de loin pouvoir être lui-même le descendant de Zhong Kui. C’était tout de même bien plus palpitant que le pauvre garçon qui devait faire conducteur, porteur et bien d’autres choses encore…

                Enfin, au moins, il ne risquait pas sa vie…

                Il jeta un coup d’œil à tout son chargement. Cette fois encore… direction l’hôpital !

     

    [1] Il s’agit d’une marque de respect que Ling lui appose et qui admet qu’il est un « ancien ». Notez qu’il l’appelle par son nom de famille.

    [2] Là aussi, une marque de respect mais qui souligne la jeunesse.


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